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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/612

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sûreté, et si l’on peut me traiter comme je le mérite. Toutefois, je m’accuserai d’un peu de malice : je n’ai pas tout cité dans les remarques ; et je ne serois pas surpris que tel malheureux fragment que j’aurois négligé de dénoncer à la critique n’attirât aux anciens une nouvelle avanie. Dans ce cas, je promets le silence : je recevrai avec humilité les réprimandes adressées à Platon, Sophocle, Euripide ; je serai même charmé qu’on apprenne à vivre à tous ces Grecs imprudents fourvoyés dans Les Martyrs.

Il me reste à dire quelques mots du style des Martyrs : on l’a beaucoup moins attaqué que celui de mes premiers ouvrages. Autrefois on me battoit avec mes propres armes ; on citoit des phrases, des pages même du Génie du Christianisme véritablement répréhensibles. Mais quant aux Martyrs, il semble qu’on ait évité avec soin d’en mettre de longs morceaux sous les yeux des lecteurs. Il paroît qu’on s’est généralement accordé, amis et ennemis, à remarquer dans ma manière des progrès du côté du goût et de l’art. Si je m’en tiens au jugement des censeurs opposés aux Martyrs, le second livre, presque tout le récit, le combat des Francs surtout, une partie de l’Enfer et du Purgatoire, le livre des harangues, le caractère de Cymodocée et de Démodocus, sont les meilleures choses qui soient échappées à ma plume ; il n’y a pas assez d’expressions pour les louer. Comment donc croire qu’un livre qui, d’après ses plus violents détracteurs, renferme un personnage comparable à Priam, et un combat qui n’est point effacé par les plus beaux combats d’Homère, comment croire que ce livre est oublié, mort, enseveli pour jamais ? On va tous les jours à la postérité avec moins de titres ; et, grâce à l’imprimerie, l’avenir ne pourra se sauver de nous.

Selon les partisans des Martyrs, c’est le second volume qui l’emporte : le livre d’Athènes, celui de Jérusalem, les quatre derniers livres, et particulièrement le dernier, sont ce qu’il y a de préférable dans l’ouvrage. Voilà certes des jugements bien divers, et d’après lesquels il me seroit difficile de me corriger. Les opinions semblent d’accord sur quelque partie du travail, par exemple, sur la prophétie de saint Paul, sur la tentation d’Eudore au repas funèbre, et sur les adieux à la Muse. Ces adieux n’ont cependant d’autre mérite que d’exprimer un sentiment vrai, et de montrer en moi ce qu’on voit dans tous les hommes, la fuite du temps, le changement des idées, et l’approche rapide de ce moment où tout finit. Si ce n’est pas sans quelques regrets, c’est du moins sans remords que j’ai jeté un regard sur les premiers jours de ma vie ; et si j’en vois beaucoup d’inutiles, je n’en compte pas un dont je doive rougir,