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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/613

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Je ne sais si je dois revenir sur la question de l’épopée en prose. Les littérateurs de toutes les opinions semblent l’avoir abandonnée, comme une inutile dispute de mots. Car il est certain que d’un côté (ainsi qu’on le prouve judicieusement) la prose n’est pas des vers, et que de l’autre on ne peut anéantir l’autorité d’Aristote et l’exemple du Télémaque. Je renvoie le lecteur à la préface des premières éditions. Je rapporterai seulement la réflexion d’un critique : « Si la versification fait l’épopée, a-t-il dit, il en résulte que L’Iliade, L’Odyssée, L’Énéide, La Jérusalem, sont des romans dans nos traductions en prose, et des poëmes en grec, en latin et en italien. » L’éloge le plus délicat qu’on ait peut-être fait du Télémaque est celui que j’ai lu dans je ne sais quel journal[1]. Le censeur, pour mettre tous les partis d’accord, suppose que les aventures du fils d’Ulysse sont un beau poëme traduit du grec par Fénelon. On s’est donné la peine de citer Anacréon, pour prouver que les compatriotes d’Homère pouvoient avoir une épopée en prose, mais que nous autres François nous ne sommes pas si heureux. On a eu tort d’aller si loin. Les hellénistes se taisent, mais ils rient. Je ne relèverai point des erreurs trop affligeantes. En tout, je veux donner à mes censeurs l’exemple de la modération. S’ils n’ont pas craint de blesser mon amour-propre, je me fais un devoir d’épargner leur vanité. Ils attachent sans doute à leurs ouvrages beaucoup plus d’importance que je n’en attache aux miens : puisqu’ils ont mis leur bonheur dans leurs succès littéraires, à Dieu ne plaise que je prétende le troubler ! Ces censeurs ont quelquefois écrit des choses agréables et spirituelles ; ce n’est qu’en parlant de moi qu’ils semblent parler de leur talent : je conçois qu’ils doivent me haïr. D’ailleurs, si j’ai sur eux l’avantage de quelques lectures, je n’ai que ce que je dois avoir, puisque je me mêle de faire des livres.

Tout ceci soit dit sans ôter à qui que ce soit le droit de courir sus aux Martyrs comme épopée. Veut-on que ce soit un roman ? je le veux bien ; un drame ? j’y consens ; un mélodrame ? de tout mon cœur ; une mosaïque ? j’y donne les mains. Je ne suis point poëte, je ne me proclame point poëte, pas même littérateur, comme on me fait l’honneur de me nommer ; je n’ai jamais dit que j’avois fait un poëme, j’ai protesté et je proteste encore de mon respect pour les Muses. Rien ne m’enchante comme les vers. Et n’ai-je pas passé une grande partie de ma jeunesse à ranger deux à deux des milliers de rimes qui n’étoient guère plus mauvaises que celles de mes voisins ? Dans la suite, j’ai préféré un langage inférieur sans doute à la poésie, mais qui me per-

  1. Dans le Mercure, peut-être : l’article, à ce qu’il me semble, étoit de M. Auger.