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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/618

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adversaires de cabale et d’esprit de parti ? Je demanderois si des gens pleins de bonne foi et de droiture ne se sont point assemblés pour délibérer sur le sort qu’on feroit aux Martyrs ? Je demanderois si, dans l’incroyable chaleur de la haine, on n’est point allé jusqu’à proposer d’insulter ma personne autant que mon ouvrage ? Ceux qui connoissent à fond l’odieuse intrigue montée contre Les Martyrs verront bien que je ne dis pas tout. Et quel moment a-t-on choisi pour n’attaquer ! moment où la moindre noblesse de caractère eût suffi pour interdire toute critique injurieuse ! Mais on n’a respecté ni ma douleur ni mes regrets.

J’entends d’ici mes adversaires me répondre :

« Vos études, vos voyages, vos sacrifices, vos douleurs, vos regrets, ne font rien à l’affaire ; le public n’entre point dans toutes ces raisons. Les Martyrs sont-ils une bonne ou une méchante épopée ? Voilà la question. Il n’y a point d’auteur censuré qui ne crie à l’injustice, à la persécution, qui n’en appelle à la postérité, qui ne se compare à Racine outragé, quoiqu’il n’ait rien de commun avec Racine. Les droits de la critique sont de dire nettement et clairement son avis, de juger impitoyablement un livre, sans considérations aucunes, sans ménagements, sans égards aux réclamations de l’auteur. »

Non, ce ne sont point là les droits de la critique ; et puisqu’elle ignore ses véritables droits, je vais tâcher de les lui faire connoître.

Un homme prend tout à coup le titre d’auteur ; il se présente au public sans nom, sans talent, sans bonnes études ; tout annonce en lui une incapacité absolue pour l’art du poëte, de l’orateur, de l’historien : c’est alors que la critique a le droit incontestable de repousser cet homme, sans égards, sans ménagements, sans considérations aucunes. Elle peut employer contre lui toutes sortes d’armes, hors celles qu’interdit l’honneur. Raisonnements, plaisanteries, vérités dures et tranchantes, tout est bon, parce qu’elle fait alors une œuvre charitable : elle arrête un malheureux au commencement d’une carrière où l’attendent les humiliations et le ridicule s’il est riche, le mépris et la misère si la fortune lui a refusé ses dons. Les lettres sans le talent propre à les rendre utiles ou agréables ne servent qu’à corrompre le cœur, qu’à nous gonfler de haine et d’envie, qu’à nous arracher aux devoirs de la société et à nourrir en nous un amour propre féroce aux dépens de tous les sentiments généreux.

Mais quand la critique croit avoir le droit d’user de la même rigueur dans toute occasion et avec toute espèce d’hommes, dès qu’un ouvrage lui déplaît, elle est dans une grossière erreur. Il résulteroit de là que Boileau pourroit être traité comme Chapelain, si Le Lutrin