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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/619

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ou L’Art poétique encouroient la disgrâce d’un censeur, et que le premier barbouilleur de jugements littéraires pourroit manquer impunément au génie de Corneille.

Il y a donc nécessairement une règle qu’il n’est permis à personne de violer. Or, cette règle, la voici :

Ce qui décide du ton et des égards que l’on doit employer dans l’examen d’un ouvrage, c’est le plus ou moins de renommée, le plus ou moins d’estime qui s’attache au nom de l’écrivain, et jusqu’à un certain degré le plus ou moins de temps, de veilles, d’études, de travaux, que cet écrivain a consacrés aux lettres.

Qu’un auteur ait donc obtenu un succès incontestable, puisque c’est un fait ; que ce succès se soutienne après dix ans révolus ; que des éditions sans cesse renouvelées, des traductions dans toutes les langues, aient fait, à tort ou à raison, connoître le nom de cet auteur dans toute l’Europe ; que cet auteur jouisse d’ailleurs de la réputation d’un honnête homme, la critique qui ne lui oppose qu’une parodie burlesque passe les bornes de son pouvoir : elle doit se souvenir que ce n’est plus un écolier qu’elle corrige, mais qu’elle est appelée à juger un homme vieilli dans l’art, et dont elle ne peut relever les erreurs qu’avec défiance, mesure et politesse ; elle sera d’autant plus tenue à ces égards, que l’auteur aura mieux connu le prix de l’estime publique, et que, respectant cette estime, il n’aura point broché son nouvel ouvrage, mais aura fait tous les sacrifices pour rendre cet ouvrage digne du succès qu’ont obtenu ses premiers écrits. Ajoutons que dans ce cas l’auteur a le droit de demander que son juge ait au moins cette compétence qui tient à la gravité des études et du caractère, et d’exiger que le peintre en grotesque ne soit pas admis à prononcer sur les tableaux du peintre d’histoire.

Si cette opinion sur les devoirs des juges littéraires n’étoit que la mienne, elle ne mériteroit pas sans doute la peine qu’on s’y arrêtât ; mais c’est aussi celle du maître de tous les critiques, d’un homme qui se connoissoit en bons et en mauvais ouvrages, et qui se fit un jeu toute sa vie de tourmenter les Cassagne et les Cotin. « Traiter de haut en bas, dit Boileau, un auteur approuvé du public, c’est traiter de haut en bas le public même[1]. »

Tels sont les devoirs que la raison, l’équité, la modération, l’honneur, prescrivent à la critique. Ont-ils été remplis envers moi, ces devoirs, et dois-je être placé ou dans la classe de l’homme nouveau qui cède imprudemment à la dangereuse tentation d’écrire, ou dans

  1. Lettres à Brossette, t. I, p. 61.