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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/620

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celle de l’homme connu qui a fait des lettres l’occupation principale de sa vie ? Ce n’est pas à moi à répondre à cette question.

Disons plutôt, afin de quitter ce triste sujet, et pour faire voir que ce n’est point ma vanité blessée qui se lamente, disons que si j’ai le droit d’être choqué de certaines leçons, cela ne me rend point injuste. Je sais que je suis amplement dédommagé d’une persécution passagère par le suffrage des hommes supérieurs, par les critiques décentes de la plupart des journaux, par le jugement favorable de cette société polie que recherchoient surtout Boileau, Racine et Voltaire, enfin, par les applaudissements de la grande majorité du public. Je n’ai jamais espéré d’ailleurs que Les Martyrs obtinssent dans le premier moment un succès aussi populaire que celui du Génie du Christianisme. Les temps sont changés : l’ouvrage n’est pas du même genre ; il convient à beaucoup moins de lecteurs. Jamais un livre de cette nature ne fut reçu d’abord avec enthousiasme, le Télémaque excepté ; et l’on sait que sa prompte renommée tint à des causes indépendantes de son mérite réel. S’il paroissoit aujourd’hui, il est hors de doute que le vulgaire des lecteurs et des critiques le trouveroit froid, traînant, ennuyeux, et même écrit avec une négligence impardonnable ; et cependant, quel chef-d’œuvre de goût, de style et de simplicité !

Malgré l’opposition de mes ennemis, malgré les préjugés de toutes espèces qu’on a voulu faire naître contre Les Martyrs, j’ai encore réussi beaucoup au delà de mon attente : il s’est plus écoulé d’exemplaires de mon dernier ouvrage en quelques mois qu’il ne s’est vendu d’exemplaires du Génie du Christianisme en plusieurs années. Sans parler des juges qui se sont déclarés pour moi, ceux qui ont condamné Les Martyrs m’ont donné pour ces mêmes Martyrs des éloges que je n’ai jamais obtenus pour mes autres écrits ; éloges tels qu’ils sembloient devoir exclure ensuite le ton qu’on a pris avec moi. Mon amour propre comme auteur a donc de quoi se consoler ; mais je ne puis m’empêcher de gémir sur le misérable esprit qui règne dans notre littérature. Quelle idée doivent prendre de nous les étrangers en lisant ces critiques, moitié furibondes, moitié bouffonnes, d’où la décence, l’urbanité, la bonne foi sont bannies ; ces jugements où l’on n’aperçoit que la haine, l’envie, l’esprit de parti, et mille petites passions honteuses ? En Italie, en Angleterre, ce n’est pas ainsi qu’on accueille un ouvrage : on l’examine avec soin, même avec rigueur, mais toujours avec gravité. S’il renferme quelque talent, on s’en fait un titre d’honneur pour la patrie. En France, on diroit qu’un succès littéraire est une calamité pour tous ceux qui se mêlent d’écrire. Je l’avouerai : quand je vois traîner dans la fange les lambeaux de mes