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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/74

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LES MARTYRS.

cirque de Néron, au Panthéon d’Agrippa ; et pendant ces courses d’une curiosité dangereuse l’humble Église des chrétiens étoit oubliée.

« Je ne pouvois me lasser de voir le mouvement d’un peuple composé de tous les peuples de la terre, et la marche de ces troupes romaines, gauloises, germaniques, grecques, africaines, chacune différemment armée et vêtue. Un vieux Sabin passoit, avec ses sandales d’écorce de bouleau, auprès d’un sénateur couvert de pourpre ; la litière d’un consulaire étoit arrêtée par le char d’une courtisane ; les grands bœufs du Clitumne traînoient au Forum l’antique chariot du Volsque 34 ; l’équipage de chasse d’un chevalier romain embarrassoit la voie Sacrée ; des prêtres couroient encenser leurs dieux, et des rhéteurs ouvrir leurs écoles.

« Que de fois j’ai visité ces thermes ornés de bibliothèques, ces palais, les uns déjà croulants, les autres à moitié démolis pour servir à construire d’autres édifices ! La grandeur de l’horizon romain se mariant aux grandes lignes de l’architecture romaine ; ces aqueducs qui, comme des rayons aboutissant à un même centre, amènent les eaux au peuple-roi sur des arcs de triomphe ; le bruit sans fin des fontaines ; ces innombrables statues qui ressemblent à un peuple immobile au milieu d’un peuple agité ; ces monuments de tous les âges et de tous les pays ; ces travaux des rois, des consuls, des césars ; ces obélisques ravis à l’Égypte, ces tombeaux enlevés à la Grèce ; je ne sais quelle beauté dans la lumière, les vapeurs et le dessin des montagnes ; la rudesse même du cours du Tibre, les troupeaux de cavales demi-sauvages qui viennent s’abreuver dans ses eaux ; cette campagne que le citoyen de Rome dédaigne maintenant de cultiver, se réservant à déclarer chaque année aux nations esclaves quelle partie de la terre aura l’honneur de le nourrir : que vous dirai-je enfin ? tout porte à Rome l’empreinte de la domination et de la durée : j’ai vu la carte de la ville éternelle tracée sur des rochers de marbre au Capitole 35, afin que son image même ne pût s’effacer.

« Oh ! qu’elle a bien connu le cœur humain, cette religion qui cherche à nous maintenir dans la paix et qui sait donner des bornes à notre curiosité comme à nos affections sur la terre ! Cette vivacité d’imagination, à laquelle je m’abandonnai d’abord, fut la première cause de ma perte. Quand, enfin, je rentrai dans le cours ordinaire de mes occupations, je sentis que j’avois perdu le goût des choses graves, et j’enviai le sort des jeunes païens, qui pouvoient se livrer sans remords à tous les plaisirs de leur âge.

« Le rhéteur Eumène 36 tenoit à Rome une chaire d’éloquence,