Aller au contenu

Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/76

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
62
LES MARTYRS.

dre à veiller sur leurs passions, ne leur laisse pas un moment entre la pensée et l’exécution d’un dessein coupable.

« Tels furent les trois amis avec lesquels je passois mes jours à Rome. Constantin étoit, ainsi que moi, une espèce d’otage entre les mains de Dioclétien. Cette conformité de position, encore plus que celle de l’âge, décida du penchant du jeune prince en ma faveur 39 : rien ne prépare deux âmes à l’amitié comme la ressemblance des destinées, surtout quand ces destinées ne sont pas heureuses. Constantin voulut devenir l’instrument de ma fortune, et il m’introduisit à la cour.

« Lorsque j’arrivai à Rome, le pouvoir tombé aux mains de Dioclétien étoit partagé comme nous le voyons aujourd’hui : l’empereur s’étoit associé Maximien, sous le titre d’Auguste, et Galérius et Constance sous celui de César. Le monde ainsi divisé entre quatre chefs ne reconnoissoit pourtant qu’un maître.

« C’est ici, seigneurs, que je dois vous peindre cette cour, dont vous avez le bonheur de vivre éloignés. Puissiez-vous n’entendre jamais gronder ses orages ! Puissent vos jours inconnus couler obscurément comme ces fleuves au fond de cette vallée ! Mais, hélas ! une vie cachée ne nous sauve pas toujours de la puissance des princes ! Le tourbillon qui déracine le rocher enlève aussi le grain de sable ; souvent un roi avec son sceptre meurtrit une tête ignorée. Puisque rien ne peut mettre à l’abri des coups qui descendent du trône, il est utile et sage de connoître la main par laquelle nous pouvons être frappés.

« Dioclétien, qui s’appeloit autrefois Dioclès, reçut le jour à Diocléa, petite ville de Dalmatie. Dans sa jeunesse il porta les armes sous Probus, et devint un général habile. Il occupa sous Carin et Numérien la place importante du comte des Domestici, et il fut lui-même successeur de Numérien, dont il avoit vengé la mort.

« Aussitôt que les légions d’Orient eurent élevé Dioclétien à l’empire, il marcha contre Carinus, frère de Numérien, qui régnoit en Occident : il remporta sur lui une victoire, et par cette victoire il resta seul maître du monde.

« Dioclétien a d’éminentes qualités. Son esprit est vaste, puissant, hardi ; mais son caractère, trop souvent foible, ne soutient pas le poids de son génie : tout ce qu’il fait de grand et de petit découle de l’une ou de l’autre de ces deux sources. Ainsi l’on remarque dans sa vie les actions les plus opposées : tantôt c’est un prince plein de fermeté, de lumière et de courage, qui brave la mort, qui connoît la dignité de son rang, qui force Galérius à suivre à pied le char impérial comme