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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/125

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occupé comme lui de la course du vaisseau : il ne savait pas que ma boussole n’était pas aussi bonne que la sienne, et qu’il trouverait le port plus sûrement que moi.

Le lendemain, 3 août, le vent s’étant fixé au nord-ouest, nous passâmes rapidement l’île de Pommo et celle de Pelagosa. Nous laissâmes à gauche les dernières îles de la Dalmatie, et nous découvrîmes à droite le mont Santo-Angelo, autrefois le mont Gargane, qui couvre Manfredonia, près des ruines de Sipontum, sur les côtes de l’Italie.

Le 4 nous tombâmes en calme ; le mistral se leva au coucher du soleil, et nous continuâmes notre route. A deux heures, la nuit étant superbe, j’entendis un mousse chanter le commencement du septième chant de la Jérusalem :

Intanto Erminia infra l’ombrose piante, etc.

L’air était une espèce de récitatif très élevé dans l’intonation, et descendant aux notes les plus graves à la chute du vers. Ce tableau du bonheur champêtre, retracé par un matelot au milieu de la mer, me parut encore plus enchanteur. Les anciens, nos maîtres en tout, ont connu ces oppositions de mœurs : Théocrite a quelquefois placé ses bergers au bord des flots, et Virgile se plaît à rapprocher les délassements du laboureur des travaux du marinier :

Invitat genialis hyems, curasque resolvit :
Ceu pressae cum jam portum tetigere carinae,
Puppibus et laeti nautae imposuere coronas.

Le 5 le vent souffla avec violence ; il nous apporta un oiseau grisâtre, assez semblable à une alouette. On lui donna l’hospitalité. En général, ce qui forme contraste avec leur vie agitée plaît aux marins ; ils aiment tout ce qui se lie dans leur esprit aux souvenirs de la vie des champs, tels que les aboiements du chien, le chant du coq, le passage des oiseaux de terre. A onze heures du matin de la même journée nous nous trouvâmes aux portes de l’Adriatique, c’est-à-dire entre le cap d’Otrante en Italie et le cap de la Linguetta en Albanie.

J’étais là sur les frontières de l’antiquité grecque et aux confins de l’antiquité latine. Pythagore, Alcibiade, Scipion, César, Pompée, Cicéron, Auguste, Horace, Virgile, avaient traversé cette mer. Quelles fortunes diverses tous ces personnages célèbres ne livrèrent-ils point à l’inconstance de ces mêmes flots ! Et moi, voyageur obscur, passant sur la trace effacée des vaisseaux qui portèrent les grands hommes de la Grèce et de l’Italie, j’allais chercher les Muses dans leur patrie ;