Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/20

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vente de son livre à la délivrance de ses compagnons d’infortune : c’est mettre noblement à profit la science et le malheur : le Non ignara mali, miseris succurrere disco, est particulièrement inspiré par le sol de Carthage.

L’Itinéraire semble avoir été reçu du public avec indulgence ; on m’a fait cependant quelques objections auxquelles je me crois obligé de répondre.

On m’a reproché d’avoir pris mal à propos le Sousoughirli pour le Granique, et cela uniquement pour avoir le plaisir de faire le portrait d’Alexandre. En vérité, j’aurois pu dire du conquérant macédonien ce qu’en dit Montesquieu : Parlons-en tout à notre aise. Les occasions ne me manquoient pas ; et, par exemple, il eût été assez naturel de parler d’Alexandre à propos d’Alexandrie.

Mais comment un critique, qui s’est d’ailleurs exprimé avec décence sur mon ouvrage, a-t-il pu s’imaginer qu’aux risques de faire rire à mes dépens l’Europe savante, j’avois été de mon propre chef trouver le Granique dans le Sousoughirli ? N’étoit-il pas naturel de penser que je m’appuyois sur de grandes autorités ? Ces autorités étoient d’autant plus faciles à découvrir, qu’elles sont indiquées dans le texte. Spon et Tournefort jouissent, comme voyageurs, de l’estime universelle : or, ce sont eux qui sont les coupables, s’il y a des coupables ici. Voici d’abord le passage de Spon :

« Nous continuâmes notre marche le lendemain jusqu’à midi dans cette belle plaine de la Mysie ; puis nous vînmes à de petites collines. Le soir nous passâmes le Granique sur un pont de bois à piles de pierre, quoiqu’on l’eût pu aisément guéer, n’y ayant pas de l’eau jusqu’aux sangles des chevaux. C’est cette rivière que le passage d’Alexandre le Grand a rendue si fameuse, et qui fut le premier théâtre de sa gloire lorsqu’il marchoit contre Darius. Elle est presque à sec en été, mais quelquefois elle se déborde étrangement par les pluies. Son fond n’est que sablon et gravier ; et les Turcs, qui ne sont pas soigneux de tenir les embouchures de rivières nettes, ont laissé presque combler celle du Granique, ce qui empêche qu’elle ne soit navigable. Au village de Sousoughirli, qui n’en est qu’à une mousquetade, il y a un grand kan ou kiervansera, c’est-à-dire une hôtellerie à la mode du pays, de quoi M. Tavernier nous donne une longue et exacte description dans ses Voyages d’Asie. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

« Ayant quitté le village des Buffles d’eau, car c’est ce que signifie en turc Sousoughirli, nous allâmes encore le long du Granique pendant plus d’une heure ; et à six milles de là M. le docteur Pierelin nous fit remarquer de l’autre côté de l’eau, assez loin de notre chemin, les masures d’un château