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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 7.djvu/28

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d’exemple d’une nation libre qui ait péri par une guerre entre les citoyens ; et toujours un État courbé sous ses propres orages s’est relevé plus florissant.

On a vanté l’administration de Buonaparte : si l’administration consiste dans des chiffres ; si pour bien gouverner il suffit de savoir combien une province produit en blé, en vin, en huile, quel est le dernier écu qu’on peut lever, le dernier homme qu’on peut prendre, certes Buonaparte étoit un grand administrateur ; il est impossible de mieux organiser le mal, de mettre plus d’ordre dans le désordre. Mais si la meilleure administration est celle qui laisse un peuple en paix, qui nourrit en lui des sentiments de justice et de pitié, qui est avare du sang des hommes, qui respecte les droits des citoyens, les propriétés des familles, certes le gouvernement de Buonaparte étoit le pire des gouvernements.

Et encore que de fautes et d’erreurs dans son propre système ! L’administration la plus dispendieuse engloutissoit une partie des revenus de l’État. Des armées de douaniers et de receveurs dévoroient les impôts qu’ils étoient chargés de lever. Il n’y avoit pas de si petit chef de bureau qui n’eût sous lui cinq ou six commis. Buonaparte sembloit avoir déclaré la guerre au commerce. S’il naissoit en France quelque branche d’industrie, il s’en emparoit, et elle séchoit entre ses mains. Les tabacs, les sels, les laines, les denrées coloniales, tout étoit pour lui l’objet d’un monopole ; il s’étoit fait l’unique marchand de son empire. Il avoit, par des combinaisons absurdes, ou plutôt par une ignorance et un dégoût décidé de la marine, achevé de perdre nos colonies et d’anéantir nos flottes. Il bâtissoit de grands vaisseaux qui pourrissoient dans les ports, ou qu’il désarmoit lui-même pour subvenir aux besoins de son armée de terre. Cent frégates, répandues dans toutes les mers, auroient pu faire un mal considérable aux ennemis, former des matelots à la France, protéger nos bâtiments marchands : ces premières notions du bon sens n’entroient pas même dans la tête de Buonaparte. On ne doit point attribuer à ses lois les progrès de notre agriculture ; ils sont dus au partage des grandes propriétés, à l’abolition de quelques droits féodaux, et à plusieurs autres causes produites par la révolution. Tous les jours cet homme inquiet et bizarre fatiguoit un peuple qui n’avoit besoin que de repos par des décrets contradictoires, et souvent inexécutables : il violoit le soir la loi qu’il avoit faite le matin. Il a dévoré en dix ans 15 milliards d’impôts[1], ce qui surpasse la somme des taxes levées pendant les soixante-treize

  1. Tous ces calculs ne sont qu’approximatifs : je ne me pique nullement de donner de comptes rigoureux par francs et par centimes.