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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 7.djvu/74

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Ils jouissent de leur fortune, de leur rang, de leurs honneurs. Comme le roi, nous ne leur eussions jamais parlé de ce qu’ils ont fait, s’ils n’avoient été les premiers à nous le rappeler, à se transformer en accusateurs ; et ils osent crier à l’esprit de vengeance ! Craignons plutôt que la postérité ne porte de nous un tout autre jugement, qu’elle ne prenne cette admirable facilité de tout pardonner pour une indifférence coupable, pour une légèreté criminelle ; qu’elle ne regarde comme une misérable insouciance du vice et de la vertu ce qui n’est qu’une impossibilité absolue de récriminer et de haïr.

Les Anglois qui firent leur révolution étoient des républicains sincères : conséquents à leurs principes, les premiers d’entre eux ne voulurent point servir Cromwell ; Harrison, Ludlow, Vane, Lambert, s’opposèrent ouvertement à sa tyrannie, et furent persécutés par lui. Ils avoient pour la plupart toutes les vertus morales et religieuses ; par leur conviction, ils honorèrent presque leur crime. Ils ne s’enrichirent point de la dépouille des proscrits. Dans les actes de leur jugement, lorsque le président du tribunal fait aux témoins cette question d’usage : « L’accusé a-t-il des biens et des châteaux ? » La réponse est toujours : « Nous ne lui en connoissons point. » Harrison écrit en mourant à sa femme qu’il ne laisse que sa Bible[1].

Tout homme qui suit sans varier une opinion est du moins excusable à ses propres yeux ; un républicain de bonne foi, qui ne cède ni au temps ni à la fortune, peut mériter d’être estimé, quand d’ailleurs on n’a à lui reprocher aucun crime.

Mais si des fortunes immenses ont été faites ; si, après avoir égorgé l’agneau, on a caressé le tigre ; si Brutus a reçu des pensions de César, il fera mieux de garder le silence ; l’accent de la fierté et de la menace ne lui convient plus.

« On ne pouvoit rien contre la force. »

— Vous avez pu quelque chose contre la vertu !

On donne une singulière raison de la mort de Louis XVI : on assure qu’il n’étoit déjà plus roi lorsqu’il fut jugé ; que sa perte étoit inévitable, que sa mort fut prononcée comme on prononce celle d’un malade dont on désespère.

Avons-nous bien lu, et en croirons-nous nos yeux ? Depuis quand le médecin empoisonne-t-il le malade lorsque celui-ci n’a plus d’espérance de vivre ? Et la maladie de Louis XVI étoit-elle donc si mortelle ? Plût à Dieu que ce roi, que l’on a tué parce qu’il n’y avoit plus moyen de contenir les factions, eût été la victime de ces factions mêmes ! Plût

  1. Trial of the Reg.