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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 7.djvu/80

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avoir sur ce point différentes opinions. Il faudroit d’abord savoir si cette mesure n’étoit point forcée ; si des hommes insultés, bridés dans leurs châteaux, poursuivis par les piques, traînés à l’échafaud, ne se sont point vus contraints d’abandonner leur patrie ; si, trouvant dans les champs de leur exil des princes proscrits comme eux, ils n’ont pas dû leur offrir leurs bras. Ceux qui leur font un crime aujourd’hui d’être sortis de France ne savent-ils pas, par leur propre expérience, qu’il y a des cas où l’on est obligé de fuir, de s’échapper la nuit par-dessus des murs, et d’aller confier sa vie à une terre étrangère ? Peuvent-ils nier la persécution ? Les listes n’existent-elles pas ? ne sont-elles pas signées ? Une seule de ces listes ne se monte-t-elle pas à quinze ou dix-huit mille personnes, hommes, femmes, enfants et vieillards ?

Ferons-nous valoir une autre raison de la nécessité de l’émigration ? Ce n’est pas une loi écrite, mais c’est le droit coutumier des François : l’honneur. Partout où on le place, cet honneur, à tort ou à raison, il oblige. Quand on veut raisonner juste, il faut se mettre à la place de celui pour qui on raisonne. Une fois reconnu qu’un gentilhomme devoit aller se battre sur le Rhin, pouvoit-il n’y pas aller ? Mais par qui reconnu ? Par le corps, par l’ordre de ce gentilhomme. L’ordre se trompoit. Soit : il se trompoit comme ce vieux roi de Bohême qui, tout aveugle qu’il étoit, voulut faire le coup de lance à Crécy, et y trouva la mort. Qui l’obligeoit à se battre, ce vieux roi aveugle ? L’honneur : toute l’armée entendra ceci.

Qu’a fait la noblesse pour le roi ? Elle a versé son sang pour lui à Haguenau, à Weissembourg, à Quiberon ; elle supporte aujourd’hui pour lui la perte de ses biens. L’armée de Condé, qui, sous trois héros, combattoit à Berstheim en criant vive le roi ! ne le tuoit pas à Paris[1].

Mais, en restant en France, les émigrés auroient sauvé le roi. Les royalistes anglois, qui ne sortirent point de leur pays, arrachèrent-ils à la mort leur malheureux maître ? Est-ce aussi Clarendon et Falkland qui ont immolé Charles, comme Lally-Tolendal et Sombreuil ont égorgé Louis ?

Qu’a fait le clergé pour le roi ? Interrogez l’église des Carmes, les pontons de Rochefort, les déserts de Sinnamary, les forêts de la Bretagne et de la Vendée, toutes ces grottes, tous ces rochers où l’on célébroit les saints mystères en mémoire du roi-martyr ; demandez-le à tous ces apôtres qui, déguisés sous l’habit du laïque, attendoient

  1. M. le duc de Bourbon fut blessé d’un coup de sabre dans cette brillante affaire, et un boulet de canon pensa emporter à la fois les trois héros.