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Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/139

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bane pauvre étrangère : malheur à qui poursuit l’innocent ! »

Il était temps que cette danse cessât : Céluta et Akansie étaient prêtes à s’évanouir. Le hasard, en mettant dans leur bouche le chant opposé à leur position et à leur caractère, les accablait. Quelle leçon pour la Femme-Chef ! le persécuteur avait pris un moment la place du persécuté, afin que le premier eût une idée de sa propre injustice. Lorsqu’à la fin du chant les trois femmes vinrent à mêler leurs voix, il sortit de ces voix confondues des sons qui arrachèrent un cri d’étonnement à la foule. La mère du Soleil quitta brusquement les jeux, faisant signe à Ondouré de la suivre : il ne lui osa désobéir.

Le couple impur arrive à la cabane du soleil. Akansie éclate en reproches : « Voilà donc, s’écrie-t-elle, celui à qui j’ai tout sacrifié ! Honneur, repos, vertu, tout a péri dans la fatale passion qui me dévore ! Pour toi j’ai livré mon âme aux mauvais génies ; pour toi j’ai consenti à laisser tuer le Grand-Chef. J’ai approuvé tous tes complots ; esclave de ton ambition comme de ton amour, je me suis étudiée à satisfaire les moindres caprices de tes crimes. Heureuse autant qu’on peut l’être sous le poids d’une conscience bourrelée, je me disais : Il m’aime ! Esprit des ombres, enseignez-moi ce qu’il faut faire pour conserver son cœur ! De quel nouveau forfait dois-je souiller mes mains pour donner plus de charmes à mes caresses ? Parle, je suis prête : renversons les lois, usurpons le pouvoir, immolons la patrie, et, s’il le faut, l’enfant royal que j’ai porté dans mes flancs ! »

Ces paroles, sortant à flots pressés d’un sein qui les avait longtemps retenues, suffoquent la misérable Akansie : elle tombe dans les convulsions du désespoir aux pieds d’Ondouré. Effrayé des révélations qu’elle pouvait faire, le monstre eut un moment la pensée d’étouffer sa complice au milieu de cette crise de remords, avant que le repentir la rendît à l’innocence ; mais il avait encore besoin du pouvoir de la Femme-Chef : il la rappelle donc à la vie, il essaye de la calmer par des paroles d’amour. « Tu ne me tromperas plus, dit-elle, je n’ai été que trop crédule ; j’ai vu tes regards idolâtrer ma rivale, je les ai vus détourner de moi avec dégoût. Je repousse tes caresses ; tu te les reprocherais, ou peut-être en me les prodiguant les offrirais-tu dans le secret de ton cœur, à cette Céluta qui te méprise. »

Akansie s’arrête comme épouvantée de ce qu’elle va dire : ses yeux sont tachés de sang, son sein se gonfle et rompt les liens de fleurs dont il était entouré. Elle s’approche du chef inquiet, appuie ses mains aux épaules du guerrier, et parlant d’une voix étouffée, presque sur les lèvres du traître : « Ecoute, lui dit-elle, plus d’amour ; il ne me faut à présent que des vengeances ! J’ai favorisé tes projets, sers les miens ! Que Céluta soit enveloppée avec son mari dans le massacre que tu médites. Je veux tenir dans ma main cette tête charmante, la présenter par ses cheveux sanglants à tes baisers. Si tu hésites à m’offrir ce présent, dès demain j’assemble la nation, je rends l’éclat à la vertu que tu as ternie, je dévoile tes crimes et les miens, et nous recevrons ensemble le châtiment dû à notre perversité. »

Akansie, les yeux attachés sur ceux d’Ondouré, cherche à surprendre sa pensée : « N’est-ce que cela que tu demandes pour t’assurer de mon amour ? répondit l’homme infernal d’un ton glacé, tu seras satisfaite : tu m’as livré René, je te livrerai Céluta.

— Mais avant qu’elle soit à toi ! » s’écrie Akansie.

Ce mot fit hocher la tête à Ondouré : le scélérat vit qu’il était deviné. Il recula quelques pas. « Il faut donc tout te promettre ! » s’écria-t-il à son tour.

Il sort, méditant un crime qui le délivrerait de la crainte de voir publier ceux qu’il avait déjà commis. Les affreux amants se quittèrent pénétrés de l’horreur qu’ils s’inspiraient mutuellement : au seul souvenir de ce qu’ils avaient découvert dans l’âme l’un de l’autre, leurs cheveux se hérissaient.

Céluta, dont la tête venait d’être demandée et promise, était rentrée dans sa cabane, plus languissante que jamais : elle avait trouvé Amélie accablée d’une fièvre violente. Mila prenait l’enfant dans ses bras et lui disait : « Fille de René, en cas que tu viennes à mourir, j’irai le matin respirer ton âme dans les parfums de l’aurore. Je te rendrai ensuite à Céluta : car que serait-ce si une autre femme allait te ravir à nous, si tu descendais, par exemple, dans le sein d’Akansie ? »

Outougamiz, qui écoutait ce monologue, s’écria : « Mila, tu es toute notre joie et toute notre tristesse. Est-ce que tu vas bientôt cueillir une âme ? Tu me donnerais envie de mourir pour renaître dans ton sein. »

L’idée de la mort, tout adoucie qu’elle était par cette gracieuse croyance, ne pouvait cependant entrer dans le cœur d’une mère sans l’épouvanter. Cette mère demandait inutilement des nouvelles de son époux. On n’avait point entendu parler de René depuis son départ. Chactas était absent ; le capitaine d’Artaguette et le grenadier Jacques, après avoir passé un moment au fort Rosalie, avaient été envoyés à un poste avancé sur la frontière des tribus sauvages ; tous les appuis manquaient à la fois à Céluta, et elle allait encore être privée de la protection d’Outougamiz.