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Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/140

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Un soir, assise avec sa sœur à quelque distance de sa cabane, elle entendit du bruit dans l’ombre : Mila prétendit qu’elle voyait un fantôme. « Ce n’est point un fantôme, dit Imley ; c’est moi qui viens visiter Céluta.

— Guerrier noir, s’écria Céluta, qui te ramène ici ? Glazirne est-elle avec toi, cette colombe étrangère qui a réchauffé ma petite colombe sous ses ailes ?

— Glazirne est toujours esclave, répondit Imley ; mais j’ai rompu mes chaînes et celles d’Izéphar. Ondouré, le fameux chef, me nourrit dans la forêt, en attendant l’assemblée au grand lac.

— De quelle assemblée parles-tu ? demande Céluta, étonnée.

— Tais-toi, reprit Imley, c’est un secret que je ne sais pas entièrement, mais Outougamiz sera du voyage. Céluta, nous serons tous libres ! Izéphar est avec moi : depuis qu’elle est fugitive, jamais elle n’a été si belle. Si tu la voyais dans les grandes herbes où je la cache le jour, tu la prendrais pour une jeune lionne. Quand la nuit vient, nous nous promenons, en parlant de notre pays, où nous allons bientôt retourner. J’entends déjà le chant du coq de ma case ; je vois déjà à travers les arbres la fumée des pipes des Zangars ! » Imley, dansant et chantant, se replongea dans le bois, laissant Mila riante et charmée du caribou noir.

L’indiscrète légèreté de l’Africain jeta Céluta dans de nouvelles inquiétudes : quel était le voyage que devait bientôt entreprendre Outougamiz et dont l’Indien n’avait jamais parlé ?

Outougamiz n’avait pu parler de ce voyage, car il ignorait encore ce qu’il était au moment d’apprendre. Imley, chef des noirs qu’Ondouré avait débauchés à leurs maîtres pour les armer un jour contre les blancs, ne savait pas lui-même le fond du complot : il connaissait seulement quelques détails qu’on s’était cru obligé de lui apprendre, afin de soutenir son courage et celui de ses compagnons.

L’apparition d’Imley ne fut précédée de celle d’Adario que de quelques heures. Le sachem vint à la cabane de Céluta chercher son neveu ; il l’emmène dans un champ stérile et dépouillé, ou toute surprise était impossible ; il parla ainsi au jeune homme :

— L’assemblée générale des Indiens pour la délivrance des chairs rouges a été convoquée au nom du Grand-Esprit par les Natchez. Quatre messagers ont été envoyés avec le calumet d’alliance aux quatre points de l’horizon : les guerres particulières sont pour un moment suspendues. Le calumet a été remis à la première nation que les messagers ont rencontrée ; cette nation l’a porté à une autre, et ainsi de suite jusqu’à la limite où la terre a été bornée par le ciel et l’eau : nulle tribu n’a désobéi à l’ordre de Kitchimanitou[1]. Des députés de tous les peuples sont en marche pour le rendez-vous, fixé au rocher du grand lac. Le conseil des sachems t’a nommé avec le jongleur et le tuteur du Soleil, pour assister à l’assemblée générale.

Outougamiz, il faut partir : la patrie te réclame ; montre-toi digne du choix des vieillards. Cependant, si tu te sentais faible, dis-le-moi : nous chercherons un autre guerrier, jaloux de faire vivre son nom dans la bouche des hommes. Toi, tu prendras la tunique de la vieille matrone ; le jour, tu iras dans les bois abattre des petits oiseaux avec des flèches d’enfant ; la nuit, tu reviendras dans les bras de ta femme, qui te protégera ; elle te donnera pour postérité des filles que personne ne voudra épouser.

Outougamiz regarda le sachem avec des larmes d’indignation. « Qu’ai-je fait ? lui dit-il. Depuis quand ai-je refusé de donner mon sang à mon pays ? Si j’ai jamais eu quelque amour de la vie, ce n’est pas en ce moment. »

— Nourris cette noble ardeur ! s’écrie Adario. Oui, je le vois : tu es prêt à sacrifier...

— Qui ? dit Outougamiz en l’interrompant.

— Toi-même, repartit le sachem, qui sentit l’imprudence de la parole à demi-échappée à ses lèvres ; va, mon neveu, va t’occuper de ton départ ; tu apprendras le reste sur le rocher du grand lac. » Adario quitta Outougamiz, et celui-ci rentra dans la cabane de René plein d’une nouvelle tristesse, dont il ne pouvait trouver la cause. On sait par quelle profondeur de haine et de crime Ondouré avait voulu qu’Outougamiz se trouvât à l’assemblée générale, afin de le lier par un serment qu’il ne pourrait rompre.

Mila et Céluta observaient Outougamiz ; elles le virent préparer ses armes dans un endroit obscur de la cabane ; il tira de son sein la chaîne d’or, et lui dit : « Manitou, te porterai-je avec moi ? oui, les guerriers disent que tu me feras mourir, je te veux donc garder. » Les deux sœurs étaient hors d’elles-mêmes en entendant Outougamiz parler ainsi.

— Mon frère, dit Céluta, tu vas donc faire un voyage ?

— Oui, ma sœur, répondit le jeune guerrier.

— Seras-tu longtemps ? dit Mila. Je sais que tu vas au rocher du grand lac.

— Cela est vrai, repartit Outougamiz : mais comment le sais-tu ? Il s’agit de la patrie, il faut partir.

Mila ne trouvait plus de paroles : assise sur sa

  1. Le Grand Esprit.