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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

velle, publiée à la porte du palais devant laquelle le conquérant fit proclamer tant de funérailles, n’arrête ni n’étonne le passant : qu’avaient à pleurer les citoyens ?

La République de Washington subsiste ; l’Empire de Bonaparte est détruit : il s’est écoulé entre le premier et le second voyage d’un Français (La Fayette) qui a trouvé une nation renaissante là où il avait combattu pour quelques colons opprimés,

Washington et Bonaparte sortirent du sein d’une république ; nés tous deux de la liberté, le premier lui a été fidèle, le second l’a trahie. Leur sort, d’après leur choix, sera différent dans l’avenir.

Le nom de Washington se répandra avec la liberté d’âge en âge ; il marquera le commencement d’une nouvelle ère pour le genre humain.

Le nom de Bonaparte sera redit aussi par les générations futures ; mais il ne se rattachera à aucune bénédiction et servira d’autorité aux oppresseurs, grands ou petits.

Washington a été le représentant des besoins, des idées, des lumières, des opinions de son époque ; il a secondé, au lieu de le contrarier, le mouvement des esprits ; il a voulu ce qu’il devait vouloir, la chose même à laquelle il était appelé : de là la cohérence et la perpétuité de son ouvrage. Cette homme qui frappe peu, parce qu’il est dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays : sa gloire est le patrimoine de la civilisation ; sa renommée s’élève comme un de ces sanctuaires publics où coule une source féconde et intarissable.

Bonaparte pouvait enrichir également le domaine commun ; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave, la plus brillante de la terre. Quel serait aujourd’hui le rang occupé par lui, s’il eût joint la magnanimité à ce qu’il avait d’héroïque, si, Washington et Bonaparte à la fois, il eût nommé la liberté légataire universelle de sa gloire !

Mais ce géant ne liait point ses destinées à celles de ses contemporains ; son génie appartenait à l’âge moderne : son ambition était des vieux jours ; il ne s’aperçut pas que les miracles de sa vie excédaient la valeur d’un diadème, et que cet ornement gothique lui siérait mal. Tantôt il se précipitait sur l’avenir,