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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

vagues soulevées. Les vagues, de niveau avec l’orifice des canots, semblent prêtes à les engloutir. Les chiens des chasseurs, les pattes appuyées sur le bord, poussent des abois, tandis que leurs maîtres, gardant un silence profond, frappent les flots en cadence avec leurs pagaies. Les canots s’avancent à la file : à la proue du premier se tient debout un chef qui répète la diphtongue oah : o sur une note sourde et longue, ah sur un ton aigu et bref. Dans le dernier canot est un autre chef, debout encore, manœuvrant une rame en forme de gouvernail. Les autres guerriers sont assis sur leurs talons au fond des cales. À travers le brouillard et les vents, on n’aperçoit que les plumes dont la tête des Indiens est ornée, le cou tendu des dogues hurlants, et les épaules des deux sachems, pilote et augure : on dirait les dieux de ces lacs.

Les fleuves du Canada sont sans histoire dans l’ancien monde ; autre est la destinée du Gange, de l’Euphrate, du Nil, du Danube et du Rhin. Quels changements n’ont-ils point vus sur leurs bords ! que de sueur et de sang les conquérants ont répandus pour traverser dans leur cours ces ondes qu’un chevrier franchit d’un pas à leur source !


Partis des lacs du Canada, nous vînmes à Pittsbourg, au confluent du Kentucky et de l’Ohio ; là, le paysage déploie une pompe extraordinaire. Ce pays si magnifique s’appelle pourtant Kentucky, du nom de sa rivière qui signifie rivière de sang. Il doit ce nom à sa beauté : pendant plus de deux siècles, les nations du parti des Chérokis et du parti des nations iroquoises s’en disputèrent les chasses.