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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Les générations européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les générations américaines exterminées ? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leurs maîtres, dans ces déserts de la primitive indépendance de l’homme ? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut tulipier où l’oiseau pend sa couvée ? La richesse du sol ne fera-t-elle point naître de nouvelles guerres ? Le Kentucky cessera-t-il d’être la terre de sang, et les monuments des arts embelliront-ils mieux les bords de l’Ohio que les monuments de la nature ?

Le Wabach, la grande Cyprière, la Rivière-aux-Ailes ou Cumberland, le Chéroki ou Tennessee, les Bancs-Jaunes passés, on arrive à une langue de terre souvent noyée dans les grandes eaux ; là s’opère le confluent de l’Ohio et du Mississipi par les 36° 51′ de latitude. Les deux fleuves s’opposant une résistance égale ralentissent leurs cours ; ils dorment l’un auprès de l’autre sans se confondre pendant quelques milles dans le même chenal, comme deux grands peuples divisés d’origine, puis réunis pour ne plus former qu’une seule race ; comme deux illustres rivaux, partageant la même couche après une bataille ; comme deux époux, mais de sang ennemi, qui d’abord ont peu de penchant à mêler dans le lit nuptial leurs destinées.

Et moi aussi, tel que les puissantes urnes des fleuves, j’ai répandu le petit cours de ma vie, tantôt d’un côté de la montagne, tantôt de l’autre ; capricieux dans mes erreurs, jamais malfaisant ; préférant les vallons pauvres aux riches plaines, m’arrêtant aux fleurs plutôt