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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

ces États émancipés ! Ces républiques d’outre-mer, désengrenées, ne formeraient plus que des unités débiles de nul poids dans la balance sociale, ou elles seraient successivement subjuguées par l’une d’entre elles. (Je laisse de côté le grave sujet des alliances et des interventions étrangères.) Le Kentucky, peuplé d’une race d’hommes plus rustique, plus hardie et plus militaire, semblerait destiné à devenir l’État conquérant. Dans cet état qui dévorerait les autres, le pouvoir d’un seul ne tarderait pas à s’élever sur la ruine du pouvoir de tous.

J’ai parlé du danger de la guerre, je dois rappeler les dangers d’une longue paix. Les États-Unis, depuis leur émancipation, ont joui, à quelques mois près, de la tranquillité la plus profonde : tandis que cent batailles ébranlaient l’Europe, ils cultivaient leurs champs en sûreté. De là un débordement de population et de richesses, avec tous les inconvénients de la surabondance des richesses et des populations.

Si des hostilités survenaient chez un peuple imbelliqueux, saurait-on résister ? Les fortunes et les mœurs consentiraient-elles à des sacrifices ? Comment renoncer aux usances câlines, au confort, au bien-être indolent de la vie ? La Chine et l’Inde, endormies dans leur mousseline, ont constamment subi la domination étrangère. Ce qui convient à la complexion d’une société libre, c’est un état de paix modéré par la guerre, et un état de guerre attrempé[1] de paix. Les

  1. L’adjectif attrempé est un terme de fauconnerie pour désigner un oiseau qui n’est ni gras, ni maigre. Chateaubriand l’emploie ici dans le sens de mitigé. C’est un emprunt qu’il fait à la langue italienne, attemperato, comme il a déjà fait de nombreux