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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Bride-d’Or au bord de la source ; si Shakespeare m’eût envoyé Rosalinde et le Duc exilé[1], ils m’auraient été bien secourables.

Ayant repris haleine, je continuai ma route. Mes idées affaiblies flottaient dans un vague non sans charme ; mes anciens fantômes, ayant à peine la consistance d’ombres aux trois quarts effacées, m’entouraient pour me dire adieu. Je n’avais plus la force des souvenirs ; je voyais dans un lointain indéterminé, et mêlées à des images inconnues, les formes aériennes de mes parents et de mes amis. Quand je m’asseyais contre une borne du chemin, je croyais apercevoir des visages me souriant au seuil des distantes cabanes, dans la fumée bleue échappée du toit des chaumières, dans la cime des arbres, dans le transparent des nuées, dans les gerbes lumineuses du soleil traînant ses rayons sur les bruyères comme un râteau d’or. Ces apparitions étaient celles des Muses qui venaient assister à la mort du poète : ma tombe, creusée avec les montants de leurs lyres sous un chêne des Ardennes, aurait assez bien convenu au soldat et au voyageur. Quelques gelinottes, fourvoyées dans le gîte des lièvres sous des troënes, faisaient seules, avec des insectes, quelques murmures autour de moi ; vies aussi légères, aussi ignorées que ma vie. Je ne pouvais plus marcher ; je me sentais extrêmement mal ; la petite vérole rentrait et m’étouffait.

Vers la fin du jour, je m’étendis sur le dos à terre, dans un fossé, la tête soutenue par le sac d’Atala, ma

  1. Rosalinde et le Duc exilé sont les principaux personnages de l’une des pièces de Shakespeare, Comme il vous plaira, dont plusieurs scènes se passent dans les Ardennes.