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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

béquille à mes côtés, les yeux attachés sur le soleil, dont les regards s’éteignaient avec les miens. Je saluai de toute la douceur de ma pensée l’astre qui avait éclairé ma première jeunesse dans mes landes paternelles : nous nous couchions ensemble, lui pour se lever plus glorieux, moi, selon toutes les vraisemblances, pour ne me réveiller jamais. Je m’évanouis dans un sentiment de religion : le dernier bruit que j’entendis était la chute d’une feuille et le sifflement d’un bouvreuil.


Il paraît que je demeurai à peu près deux heures en défaillance. Les fourgons du prince de Ligne vinrent à passer : un des conducteurs, s’étant arrêté pour couper un scion de bouleau, trébucha sur moi sans me voir : il me crut mort et me poussa du pied ; je donnai un signe de vie. Le conducteur appela ses camarades, et, par un instinct de pitié, ils me jetèrent sur un chariot. Les cahots me ressuscitèrent ; je pus parler à mes sauveurs ; je leur dis que j’étais un soldat de l’armée des princes, que s’ils voulaient me mener jusqu’à Bruxelles, où ils allaient, je les récompenserais de leur peine. « Bien, camarade, me répondit l’un d’eux, mais il faudra que tu descendes à Namur, car il nous est défendu de nous charger de personne. Nous te reprendrons de l’autre côté de la ville. » Je demandai à boire ; j’avalai quelques gouttes d’eau-de-vie qui firent reparaître en dehors les symptômes de mon mal et débarrassèrent un moment ma poitrine : la nature m’avait doué d’une force extraordinaire.

Nous arrivâmes vers dix heures du matin dans les faubourgs de Namur. Je mis pied à terre et suivis de