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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

taine, ne voulant pas que je mourusse à son bord, ordonna de me descendre sur le quai : on m’assit au soleil, le dos appuyé contre un mur, la tête tournée vers la pleine mer, en face de cette île d’Aurigny, où, huit mois auparavant, j’avais vu la mort sous une autre forme.

J’étais apparemment voué à la pitié. La femme d’un pilote anglais vint à passer ; elle fut émue, appela son mari qui, aidé de deux ou trois matelots, me transporta dans une maison de pêcheur, moi, l’ami des vagues ; on me coucha sur un bon lit, dans des draps bien blancs. La jeune marinière prit tous les soins possibles de l’étranger : je lui dois la vie. Le lendemain, on me rembarqua. Mon hôtesse pleurait presque en se séparant de son malade ; les femmes ont un instinct céleste pour le malheur. Ma blonde et belle gardienne, qui ressemblait à une figure des anciennes gravures anglaises, pressait mes mains bouffies et brûlantes dans ses fraîches et longues mains ; j’avais honte d’approcher tant de disgrâces de tant de charmes.

Nous mîmes à la voile, et nous abordâmes la pointe occidentale de Jersey. Un de mes compagnons, M. du Tilleul, se rendit à Saint-Hélier, auprès de mon oncle. M. de Bedée le renvoya me chercher le lendemain avec une voiture. Nous traversâmes l’île entière : tout expirant que je me sentais, je fus charmé de ses bocages : mais je n’en disais que des radoteries, étant tombé dans le délire.

Je demeurai quatre mois entre la vie et la mort. Mon oncle, sa femme, son fils et ses trois filles se relevaient à mon chevet. J’occupais un appartement dans une des maisons que l’on commençait à bâtir le