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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

révérend M. Ives, grand helléniste et grand mathématicien. Il avait une femme jeune encore, charmante de figure, d’esprit et de manières, et une fille unique, âgée de quinze ans. Présenté dans cette maison, j’y fus mieux reçu que partout ailleurs. On buvait à la manière des anciens Anglais, et on restait deux heures à table après les femmes. M. Ives, qui avait vu l’Amérique, aimait à conter ses voyages, à entendre le récit des miens, à parler de Newton et d’Homère. Sa fille, devenue savante pour lui plaire, était excellente musicienne et chantait comme aujourd’hui madame Pasta[1]. Elle reparaissait au thé et charmait le sommeil communicatif du vieux ministre. Appuyé au bout du piano, j’écoutais miss Ives en silence.

La musique finie, la young lady me questionnait sur la France, sur la littérature ; elle me demandait des plans d’études ; elle désirait particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui donner quelques notes sur la Divina Commedia et la Gerusalemme. Peu à peu, j’éprouvai le charme timide d’un attachement sorti de l’âme : j’avais paré les Floridiennes, je n’aurais pas osé relever le gant de miss Ives ; je m’embarrassais quand j’essayais de traduire quelque passage du Tasse. J’étais plus à l’aise avec un génie plus chaste et plus mâle, Dante.

Les années de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les liaisons qui ne se forment qu’au

  1. Madame Pasta (1798-1865) était, en 1822, dans tout l’éclat de son talent et de son succès. Aussi remarquable comme comédienne et comme tragédienne que comme cantatrice proprement dite, elle n’a eu d’égale en ce siècle, sur la scène lyrique, que madame Malibran.