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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Si Richardson n’a pas de style (ce dont nous ne sommes pas juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce que l’on ne vit que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité : l’ouvrage le mieux composé, orné de portraits d’une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s’apprend pas ; c’est le don du ciel, c’est le talent. Mais si Richardson n’a été abandonné que pour certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société élégante, il pourra renaître ; la révolution qui s’opère, en abaissant l’aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et d’un langage inférieur.

De Clarisse et de Tom Jones sont sorties les deux principales branches de la famille des romans modernes anglais, les romans à tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à peinture de la société générale. Après Richardson, les mœurs de l’ouest de la ville firent une irruption dans le domaine des fictions : les romans se remplirent de châteaux, de lords et de ladies, de scènes aux eaux, d’aventures aux courses de chevaux, au bal, à l’Opéra, au Ranelagh, avec un chit-chat, un caquetage qui ne finissait plus. La scène ne tarda pas à se transporter en Italie ; les amants traversèrent les Alpes avec des périls effroyables et des douleurs d’âme à attendrir les lions : le lion répandit des pleurs ! un jargon de bonne compagnie fut adopté.

Dans ces milliers de romans qui ont inondé l’Angleterre depuis un demi-siècle, deux ont gardé leur