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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

bêtes, tout juste l’inverse de la girafe : ces innocents quadrupèdes-sauterelles peuplaient mieux l’Australie que les prostituées du vieux duc de Queensbury ne peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bordait le gazon d’un cottage à demi caché sous un cèdre du Liban et parmi des saules pleureurs : un couple nouvellement marié était venu passer la lune de miel dans ce paradis.

Voici qu’un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de Twickenham, apparaît Peltier, tenant son mouchoir sur sa bouche : « Quel sempiternel tonnerre de brouillard ! s’écria-t-il aussitôt qu’il fut à portée de la voix. Comment diable pouvez-vous rester là ? j’ai fait ma liste : Stowe, Bleinheim, Hampton-Court, Oxford ; avec votre façon songearde, vous seriez chez John Bull in vitam æternam, que vous ne verriez rien. »

Je demandai grâce inutilement, il fallut partir. Dans la calèche, Peltier m’énuméra ses espérances ; il en avait des relais ; une crevée sous lui, il en enfourchait une autre, et en avant, jambe de ci, jambe de çà, jusqu’au bout de la journée. Une de ses espérances, la plus robuste, le conduisit dans la suite à Bonaparte qu’il prit au collet : Napoléon eut la simplicité de boxer avec lui. Peltier avait pour second James Mackintosh ; condamné devant les tribunaux, il fit une nouvelle fortune (qu’il mangea incontinent) en vendant les pièces de son procès[1].

Bleinheim me fut désagréable : je souffrais d’autant plus d’un ancien revers de ma patrie, que j’avais eu à supporter l’insulte d’un récent affront ; un bateau

  1. Voir plus haut, page 111, la note sur Peltier (note 6 du Livre VIII).