Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/251

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
231
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

marchant parallèlement à reculons et se balançant d’une jambe sur l’autre, chantaient ensemble à demi-voix. J’ai prêté l’oreille ; ils en étaient à ce couplet du Vieux caporal, beau mensonge poétique, qui nous a conduits où nous sommes :

Qui là-bas sanglote et regarde ?
Eh ! c’est la veuve du tambour, etc., etc.

Ces hommes prononçaient le refrain : Conscrits au pas ; ne pleurez pas… Marchez au pas, au pas, d’un ton si mâle et si pathétique que les larmes me sont venues aux yeux. En marquant eux-mêmes le pas et en dévidant leur chanvre, ils avaient l’air de filer le dernier moment du vieux caporal : je ne saurais dire ce qu’il y avait dans cette gloire particulière à Béranger, solitairement révélée par deux matelots qui chantaient à la vue de la mer la mort d’un soldat.

La falaise m’a rappelé une grandeur monarchique, le chemin une célébrité plébéienne : j’ai comparé en pensée les hommes aux deux extrémités de la société, je me suis demandé à laquelle de ces époques j’aurais préféré appartenir. Quand le présent aura disparu comme le passé, laquelle de ces deux renommées attirera le plus les regards de la postérité ?

Et néanmoins, si les faits étaient tout, si la valeur des noms ne contre-pesait dans l’histoire la valeur des événements, quelle différence entre mon temps et le temps qui s’écoula depuis la mort de Henri IV jusqu’à celle de Mazarin ! Qu’est-ce que les troubles de 1648 comparés à cette Révolution, laquelle a dévoré l’ancien monde, dont elle mourra peut-être, en