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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

quera éternellement à ceux qui l’ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l’esprit et sur le cœur, et quand une fois il s’était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession qu’on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme et personne n’était aussi troublé que lui : il se surveillait pour arrêter ces émotions de l’âme qu’il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu’il avait prises pour se bien porter, car il ne se pouvait empêcher d’être ému de leur tristesse ou de leur joie : c’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et ce repos qu’il s’ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus rudes, ou traîner au petit pas dans les

    informés de son malheur, voulurent lui venir en aide, et après avoir cherché longtemps sa retraite, ils la découvrirent un jour devant la porte de sa chaumière ; ils l’emmenèrent sous leur toit et s’efforcèrent, par des soins assidus, de rétablir sa santé et de calmer sa douleur. M. et Mme Joubert n’avaient pas d’enfant ; jusqu’à la fin maintenant, quelque chose de paternel se mêlera à leur affection pour la malheureuse fille des Montmorin. En 1809, Joubert fut nommé, grâce à Fontanes, inspecteur général de l’Université. Il mourut le 4 mai 1824. — Longtemps après sa mort, on a tiré de ses manuscrits deux volumes : Pensées, Essais, Maximes et Correspondance de Joubert ; — deux volumes exquis et qui ne périront point, car ils justifient en tout sa devise : Excelle, et tu vivras !