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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, composée d’ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop larges.

Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie ; Platon à cœur de La Fontaine, il s’était fait l’idée d’une perfection qui l’empêchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit : « Je suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui n’exécute aucun air. » Madame Victorine de Chastenay prétendait qu’il avait l’air d’une âme qui avait rencontré par hasard un corps, et qui s’en tirait comme elle pouvait : définition charmante et vraie[1].

Nous riions des ennemis de M. de Fontanes, qui le voulaient faire passer pour un politique profond et dissimulé : c’était tout simplement un poète irascible, franc jusqu’à la colère, un esprit que la contrariété poussait à bout, et qui ne pouvait pas plus cacher son opinion qu’il ne pouvait prendre celle d’autrui. Les principes littéraires de son ami Joubert n’étaient pas

  1. Voici comment la comtesse de Chastenay, au tome II de ses Mémoires, page 82, s’exprime au sujet de Joubert : « J’ai dit de M. Joubert qu’en lui tout était âme et que cette âme, qui semblait n’avoir rencontré un corps que par hasard, en ressortait de tous côtés et ne s’en arrangeait qu’à peu près. M. Joubert était tout cela et tout esprit, parce qu’il était tout âme. Essentiellement bon, original sans s’en douter, parce qu’il vivait étranger au monde et confiné dans le soin de la plus frêle santé, sa femme l’aimait trop pour qu’il fût égoïste ; il ne l’était pas, et j’ai toujours considéré comme une chose salutaire d’être aimé tendrement. »