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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

ému du meurtre que je viens de raconter, j’écrivais ces lignes ; elles firent supprimer le Mercure et exposèrent de nouveau ma liberté :

« Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Si le rôle de l’historien est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des autels comme celui de l’honneur, qui, bien qu’abandonnés, réclament encore des sacrifices ; le Dieu n’est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n’y a point d’héroïsme à la tenter ; les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu’importent les revers, si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie[1] ? »

La mort du duc d’Enghien, en introduisant un autre principe dans la conduite de Bonaparte, décomposa sa correcte intelligence : il fut obligé d’adopter, pour lui servir de bouclier, des maximes dont il n’eut pas à sa disposition la force entière, car il les faussait inces-

  1. Ces lignes sont extraites de l’article publié par Chateaubriand, dans le Mercure du 4 juillet 1807, sur le Voyage pittoresque et historique en Espagne, par M. Alexandre de Laborde. — Chateaubriand reviendra, dans le tome suivant, sur cet article du Mercure.