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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/50

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

paille, roides, le ventre ballonné, les jambes tendues comme si elles étaient mortes.

Le cocher se souvint de m’avoir mené. Après moi, il avait chargé un citoyen qui s’était fait descendre aux Jacobins ; après le citoyen, une dame qu’il avait conduite rue de Cléry, no 13 ; après cette dame, un monsieur qu’il avait déposé aux Récollets, rue Saint-Martin. Je promets pour boire au cocher, et me voilà, sitôt que le jour fut venu, procédant à la découverte de mes quinze cents francs, comme à la recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le citoyen des Jacobins les avait confisqués du droit de sa souveraineté. La demoiselle de la rue de Cléry affirma n’avoir rien vu dans le fiacre. J’arrive à la troisième station sans aucune espérance ; le cocher donne, tant bien que mal, le signalement du monsieur qu’il a voituré. Le portier s’écrie : « C’est le Père tel ! » Il me conduit, à travers les corridors et les appartements abandonnés, chez un récollet, resté seul pour inventorier les meubles de son couvent. Ce religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines, écoute le récit que je lui fais. « Êtes-vous, me dit-il, le chevalier de Chateaubriand ? — Oui, répondis-je. — Voilà votre portefeuille, répliqua-t-il ; je vous l’aurais porté après mon travail ; j’y avais trouvé votre adresse. » Ce fut ce moine chassé et dépouillé, occupé à compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son cloître, qui me rendit les quinze cents francs avec lesquels j’allais m’acheminer vers l’exil. Faute de cette petite somme, je n’aurais pas émigré : que serais-je devenu ? toute ma vie était changée. Si je faisais aujourd’hui un pas pour retrouver un million, je veux être pendu.