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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Berlin ; déjà une affaire assez chaude avait eu lieu entre les Français et les Autrichiens, du côté de Mons. Il était plus que temps de prendre une détermination.

Mon frère et moi, nous nous procurâmes de faux passe-ports pour Lille : nous étions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont nous portions l’uniforme, nous proposant de soumissionner les fournitures de l’armée. Le valet de chambre de mon frère, Louis Poullain, appelé Saint-Louis, voyageait sous son propre nom ; bien que de Lamballe, en Basse-Bretagne, il allait voir ses parents en Flandre. Le jour de notre émigration fut fixé au 15 de juillet, lendemain de la seconde fédération. Nous passâmes le 14 dans les jardins de Tivoli, avec la famille de Rosanbo, mes sœurs et ma femme. Tivoli appartenait à M. Boutin, dont la fille avait épousé M. de Malesherbes[1]. Vers la fin de la journée, nous vîmes errer à la débandade bon nombre de fédérés, sur les chapeaux desquels on avait écrit à la craie : « Petion, ou la mort ! » Tivoli, point de départ de mon exil, devait devenir un rendez-vous de jeux et de fêtes[2]. Nos parents se séparèrent de nous

  1. Tivoli appartenait bien à M. Boutin, trésorier de la marine, mais ce n’était point à la fille de cet opulent financier que s’était marié M. de Malesherbes. Il avait épousé, par contrat du 4 février 1749, Françoise-Thérèse Grimod, fille de Gaspard Grimod, seigneur de la Reynière, fermier général, et de Marie-Madeleine Mazade, sa seconde femme. Mme de Malesherbes fut la tante de Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière, l’auteur de l’Almanach des Gourmands, à qui son père, lui-même gourmand fameux, n’avait pas donné pour rien le prénom de Balthazar.
  2. Le jardin que Boutin avait créé dans le milieu de la rue de Clichy, en plein quartier de finance, et auquel on avait donné le nom de Tivoli, était le plus merveilleux que l’on eût encore vu : « Nous sommes allés avant déjeuner, dit la baronne