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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

l’imagination troublée ; il rêvait tout haut ; il disait des choses étranges ; c’était sans doute un conspirateur, un assassin qui fuyait la justice. » Les citoyennes bien élevées rougissaient en agitant de grands éventails de papier vert à la Constitution. Nous reconnûmes aisément dans ces récits les effets du somnambulisme, de la peur et du vin.

Arrivés à Lille, nous cherchâmes la personne qui nous devait mener au delà de la frontière. L’émigration avait ses agents de salut qui devinrent, par le résultat, des agents de perdition. Le parti monarchique était encore puissant, la question non décidée ; les faibles et les poltrons servaient, en attendant l’événement.

Nous sortîmes de Lille avant la fermeture des portes : nous nous arrêtâmes dans une maison écartée, et nous ne nous mîmes en route qu’à dix heures du soir, lorsque la nuit fut tout à fait close ; nous ne portions rien avec nous ; nous avions une petite canne à la main ; il n’y avait pas plus d’un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans les forêts américaines.

Nous traversâmes des blés parmi lesquels serpentaient des sentiers à peine tracés. Les patrouilles françaises et autrichiennes battaient la campagne : nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou nous trouver sous le pistolet d’une vedette. Nous entrevîmes de loin des cavaliers isolés, immobiles et l’arme au poing ; nous ouîmes des pas de chevaux dans des chemins creux ; en mettant l’oreille à terre, nous entendîmes le bruit régulier d’une marche d’infanterie. Après trois heures d’une route tantôt faite en courant, tantôt lentement sur la pointe du pied,