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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/615

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

en lui communiquant cette lettre, que la sienne ne contient rien qui ne m’ait paru fort honnête, et que si je n’y réponds pas directement, c’est par égard pour elle et pour moi ; que je trouve tout naturel, humainement parlant, le désir qu’elle a de rompre légalement une union qui n’a eu que des suites fâcheuses, mais qui n’aurait jamais eu lieu, si elle eût eu avec moi autant de bonne foi que j’en avais avec elle ; que je l’excuse bien volontiers, mais que je ne crois pas qu’aucune autorité ecclésiastique l’excuse d’avoir donné, à vingt-trois ans, un consentement parfaitement libre et dont elle devait savoir toutes les conséquences, à une union que son cœur n’approuvait pas ; que sa mère est sans doute beaucoup plus condamnable qu’elle de l’avoir engagée à n’écouter que des vues d’intérêt qui n’étaient point dans son âme, et que la Providence a bientôt rendues illusoires pour notre punition commune et légitime ; mais qu’en fait de sacrements, les lois de l’Église n’admettent pour excuse ni la dissimulation ni l’intérêt ; que sa demande pourrait avoir lieu, si elle s’était éloignée de moi sur-le-champ, en réclamant contre une espèce de contrainte ou de tromperie quelconque, mais qu’ayant habité avec moi librement et publiquement, pendant trois semaines comme ma femme, elle ne sera pas probablement admise à donner comme moyen de nullité ce qu’elle a pu montrer de répugnance à remplir le vœu du mariage ; moyen que tant de raisons péremptoires ne permettent de valider dans aucun tribunal, surtout dans un tribunal ecclésiastique, le seul qu’elle puisse invoquer, puisqu’elle est déjà divorcée dans les tribunaux civils, où elle ne peut prétendre davantage ; qu’au reste je ne mettrai pas plus d’opposition aux démarches qu’elle peut faire pour annuler le mariage devant l’Église, que je n’en ai mis au divorce devant les juges civils ; qu’il me suffit de rester étranger à l’un et à l’autre, parce que l’un et l’autre sont contraires à la loi de Dieu ; que si j’étais dans le cas d’être appelé, ce que je ne crois pas, je dirais la vérité, et rien que la vérité, comme je la dois dans tous les cas.

Voilà ce que je puis dire en mon âme et conscience, et je désire qu’elle en soit satisfaite[1].

La mésaventure de La Harpe pouvait bien réjouir ses ennemis : ils avaient pour eux les rieurs. Sa conduite en toute cette affaire n’en fut pas moins celle d’un galant homme et d’un vrai chrétien.

  1. Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Madame Récamier, par Mme Charles Lenormant, tome I, p. 60.