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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Un jour, j’étais de patrouille dans une vigne, j’avais à vingt pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le bout de son fusil sur les ceps, comme pour débusquer un lièvre, puis il regardait vivement autour de lui, dans l’espoir de voir partir un patriote ; chacun était là avec ses mœurs.

Un autre jour, j’allai visiter le camp autrichien : entre ce camp et celui de la cavalerie de la marine, se déployait le rideau d’un bois contre lequel la place dirigeait mal à propos son feu ; la ville tirait trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l’étions, ce qui explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je traversais ce bois, j’aperçois quelque chose qui remuait dans les herbes ; je m’approche : un homme étendu de tout son long, le nez en terre, ne présentait qu’un large dos. Je le crus blessé : je le pris par le chignon du cou, et lui soulevai à demi la tête. Il ouvre des yeux effarés, se redresse un peu en s’appuyant sur ses mains ; j’éclate de rire : c’était mon cousin Moreau ! Je ne l’avais pas vu depuis notre visite à Mme  de Chastenay.

Couché sur le ventre à la descente d’une bombe, il lui avait été impossible de se relever. J’eus toutes les peines du monde à le mettre debout ; sa bedaine était triplée. Il m’apprit qu’il servait dans les vivres et qu’il allait proposer des bœufs au prince de Waldeck. Au reste, il portait un chapelet ; Hugues Métel parle d’un loup qui résolut d’embrasser l’état monastique ; mais, n’ayant pu s’habituer au maigre, il se fit chanoine[1].

  1. Hugues Métel, écrivain ecclésiastique du XIIe siècle (1080-1157). Il se vantait de composer jusqu’à mille vers en se tenant sur un pied, stans pede in uno. Chateaubriand fait ici allusion