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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Alexandre avait appris sans abattement son adversité. « Reculerons-nous, » écrivait-il dans ses instructions circulaires, « quand l’Europe nous encourage de ses regards ? Servons-lui d’exemple ; saluons la main qui nous choisit pour être la première des nations dans la cause de la vertu et de la liberté. » Suivait une invocation au Très-Haut.

Un style dans lequel se trouvent les mots de Dieu, de vertu, de liberté, est puissant : il plaît aux hommes, les rassure et les console ; combien il est supérieur à ces phrases affectées, tristement empruntées des locutions païennes, et fatalisées à la turque : il fut, ils ont été, la fatalité les entraîne ! phraséologie stérile, toujours vaine, alors même qu’elle est appuyée sur les plus grandes actions.

Sorti de Moscou dans la nuit du 15 septembre, Napoléon y rentra le 18. Il avait rencontré, en revenant, des foyers allumés sur la fange, nourris avec des meubles d’acajou et des lambris dorés. Autour de ces foyers en plein air étaient des militaires noircis, crottés, en lambeaux, couchés sur des canapés de soie ou assis dans des fauteuils de velours, ayant pour tapis sous leurs pieds, dans la boue, des châles de cachemire, des fourrures de la Sibérie, des étoffes d’or de la Perse, mangeant dans des plats d’argent une pâte noire ou de la chair sanguinolente de cheval grillé.

Un pillage irrégulier ayant commencé, on le régularisa ; chaque régiment vint à son tour à la curée. Des paysans chassés de leurs huttes, des Cosaques, des déserteurs de l’ennemi, rôdaient autour des Français et se nourrissaient de ce que nos escouades avaient rongé. On emportait tout ce qu’on pouvait prendre :