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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE
À MADAME RÉCAMIER.
« Rome, samedi 8 novembre 1828.

« M. de La Ferronnays m’apprend la reddition de Varna[1] que je savais. Je crois vous avoir dit autrefois que toute la question me semblait dans la chute de cette place, et que le grand Turc ne songerait à la paix que quand les Russes auraient fait ce qu’ils n’avaient pas fait dans leurs guerres précédentes. Nos journaux ont été bien misérablement turcs dans ces derniers temps. Comment ont-ils pu jamais oublier la noble cause de la Grèce et tomber en admiration devant des barbares qui répandent sur la patrie des grands hommes et la plus belle partie de l’Europe l’esclavage et la peste ? Voilà comme nous sommes, nous autres Français : un peu de mécontentement personnel nous fait oublier nos principes et les sentiments les plus généreux. Les Turcs battus me feront peut-être quelque pitié ; les Turcs vainqueurs me feraient horreur.

« Voilà mon ami M. de La Ferronnays resté au pouvoir. Je me flatte que ma détermination de le suivre

    avec des forces nouvelles ses beaux et importants travaux ; il travaille dans la nuit, mais comme la chrysalide :

    La nymphe s’enferme avec joie
    Dans ce tombeau d’or et de soie
    Qui la dérobe à tous les yeux, etc.

    Ch.

  1. Au mois de juin 1828, le czar Nicolas, alléguant la violation de plusieurs clauses du traité de Bucharest, conclu en 1812 entre la Russie et la Porte ottomane, avait rappelé son ambassadeur à Constantinople. L’armée russe avait passé le Danube et était entrée en Bulgarie. Le 11 octobre 1828, elle s’était emparée de Varna.