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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Je montai à la soirée de madame de Guiche ; j’y rencontrai le général Skrzynecki[1] et sa femme. Il me fit le récit de l’insurrection de la Pologne et du combat d’Ostrolenka.

Quand je me levai pour sortir, le général me demanda la permission de presser ma vénérable main et d’embrasser le patriarche de la liberté de la presse ; sa femme voulut embrasser en moi l’auteur du Génie du Christianisme : la monarchie reçut de grand cœur le baiser fraternel de la République. J’éprouvais une satisfaction d’honnête homme ; j’étais heureux de réveiller, à différents titres, de nobles sympathies dans des cœurs étrangers, d’être tour à tour pressé sur le

  1. Jean-Sigismond Skrzynecky (et non Czernicky comme le portent les précédentes éditions des Mémoires). Né dans la Galicie autrichienne en 1787, il servit dans les armées impériales, de 1805 à 1814. Lors de la campagne de France, il commandait le fameux carré de Polonais qui, près d’Arcis-sur-Aube, sauva l’Empereur assailli par les cosaques et les cuirassiers russes. Le 26 février 1831, il fut choisi par la diète polonaise pour commander l’armée insurrectionnelle. Son inaction et ses fausses manœuvres ne contribuèrent pas peu au triomphe des Russes. Surpris à Ostrolenka par le général Diebitsch, il se battit héroïquement et resta maître du champ de bataille ; mais les pertes cruelles qu’il avait éprouvées le forcèrent à se retirer sur Varsovie. Après la mort de Diebitsch, il laissa échapper l’occasion d’attaquer les Russes décimés par le choléra. Le maréchal Paskéwitch put, sans être inquiété, jeter des ponts et passer la Vistule. Devant le cri de l’indignation populaire, Skrzynecki dut se démettre et céder le commandement au général Dembinski (19 août 1831). S’étant réfugié en Galicie, puis en Bohême, il habita Prague jusqu’au jour où le roi Léopold Ier l’appela au commandement de l’armée belge ; mais en 1839 les réclamations de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse obligèrent Léopold à le mettre en disponibilité. Après avoir vécu pendant vingt ans à Bruxelles dans la plus profonde retraite, il obtint en 1859 la permission de s’établir à Cracovie, où il mourut l’année suivante.