Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/150

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
136
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

et dans mes conjectures. — Respectant le malheur, respectant ce que j’ai servi et ce que je continuerai de servir au prix du repos de mes derniers jours, je trace mes paroles, vraies ou trompées, sur mes heures tombantes, feuilles séchées et légères que le souffle de l’éternité aura bientôt dispersées.

Si les hautes races approchaient de leur terme (abstraction faite des possibilités de l’avenir et des espérances vivaces qui repoussent sans cesse au fond du cœur de l’homme), ne serait-il pas mieux que, par une fin digne de leur grandeur, elles se retirassent dans la nuit du passé avec les siècles ? Prolonger ses jours au delà d’une éclatante illustration ne vaut rien ; le monde se lasse de vous et de votre bruit ; il vous en veut d’être toujours là : Alexandre, César, Napoléon ont disparu selon les règles de la renommée. Pour mourir beau, il faut mourir jeune ; ne faites pas dire aux enfants du printemps : « Comment ! c’est là ce génie, cette personne, cette race à qui le monde battait des mains, dont on aurait payé un cheveu, un sourire, un regard du sacrifice de la vie ! » Qu’il est triste de voir le vieux Louis XIV ne trouver auprès de lui, pour parler de son siècle, que le vieux duc de Villeroi ! Ce fut une dernière victoire du grand Condé d’avoir, au bord de sa fosse, rencontré Bossuet : l’orateur ranima les eaux muettes de Chantilly ; avec l’enfance du vieillard, il repétrit l’adolescence du jeune homme ; il rebrunit les cheveux sur le front du vainqueur de Rocroi, en disant, lui, Bossuet, un immortel adieu à ses cheveux blancs. Vous qui aimez la gloire, soignez votre tombeau ; couchez-vous-y bien ; tâchez d’y faire bonne figure, car vous y resterez.