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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

viens de pleurer auprès de lui ; à mon âge, on n’a guère plus que des larmes.

En 1821 M. de Tocqueville, beau-frère de mon frère, était préfet de la Moselle[1]. Les arbres, gros comme des échalas, que M. de Tocqueville plantait en 1820 à la porte de Metz, donnent maintenant de l’ombre. Voilà une échelle à mesurer nos jours ; mais l’homme n’est pas comme le vin, il ne s’améliore pas en comptant par feuilles. Les anciens faisaient infuser des roses dans le Falerne ; lorsqu’on débouchait une amphore d’un consulat séculaire, elle embaumait le festin. La plus pure intelligence se mêlerait à de vieux ans, que personne ne serait tenté de s’enivrer avec elle.

Je n’avais pas été un quart d’heure dans l’auberge à Metz, que voici venir Baptiste en grande agitation : il tire mystérieusement de sa poche un papier blanc dans lequel était enveloppé un cachet ; M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle l’avaient chargé de ce cachet, lui recommandant de ne me le donner que sur terre de France. Ils avaient été bien inquiets toute la nuit avant mon départ, craignant que le bijoutier n’eût pas le temps d’achever l’ouvrage.

Le cachet a trois faces : sur l’une est gravée une ancre ; sur la seconde, les deux mots que Henri m’avait dits lors de notre première entrevue : « Oui, toujours ! » sur la troisième, la date de mon arrivée à Prague. Le frère et la sœur me priaient de porter le

  1. Le père d’Alexis de Tocqueville. Ch. — Sur M. de Tocqueville le père, voir au tome I, la note 2 de la page 232 (note 38 du Livre V de la Première Partie). M. de Tocqueville administra le département de la Moselle du 19 février 1817 au 27 juin 1823.