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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

source ; celui-ci attache un bruit à son cours comme un torrent ; celui-là jette son existence comme une cataracte qui épouvante et disparaît.

Le Simplon a déjà l’air abandonné, de même que la vie de Napoléon : de même que cette vie, il n’a plus que sa gloire : c’est un trop grand ouvrage pour appartenir aux petits États auxquels il est dévolu. Le génie n’a point de famille ; son héritage tombe par droit d’aubaine à la plèbe, qui le grignote, et plante un chou où croissait un cèdre.

La dernière fois que je traversai le Simplon, j’allais en ambassade à Rome ; je suis tombé ; les pâtres que j’avais laissés au haut de la montagne y sont encore : neiges, nuages, roches ruiniques, forêts de pins, fracas des eaux, environnent incessamment la hutte menacée de l’avalanche. La personne la plus vivante de ces chalets est la chèvre. Pourquoi mourir ? je le sais. Pourquoi naître ? je l’ignore. Toutefois, reconnaissez que les premières souffrances, les souffrances morales, les tourments de l’esprit sont de moins chez les habitants de la région des chamois et des aigles. Lorsque je me rendais au congrès de Vérone, en 1822, la station du pic du Simplon était tenue par une Française ; au milieu d’une nuit froide et d’une bourrasque qui m’empêchait de la voir, elle me parla de la Scala de Milan ; elle attendait des rubans de Paris : sa voix, la seule chose que je connaisse de cette femme, était fort douce à travers les ténèbres et les vents.

La descente sur Domo d’Ossola m’a paru de plus en plus merveilleuse ; un certain jeu de lumière et d’ombre en accroissait la magie. On était caressé