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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

tufe, pour leur distribuer des aumônes, mais pour enrichir mon intelligence avec des hommes qui valent mieux que moi. Quand leurs opinions diffèrent des miennes, je ne crains rien : chrétien entêté, tous les beaux génies de la terre n’ébranleraient pas ma foi ; je les plains, et ma charité me défend contre la séduction. Si je pèche par excès, ils pèchent par défaut ; je comprends ce qu’ils comprennent, ils ne comprennent pas ce que je comprends. Dans la même prison où je visitais autrefois le noble et malheureux Carrel, je visite aujourd’hui l’abbé de Lamennais[1]. La révolution de Juillet a relégué aux ténèbres d’une geôle le reste des hommes supérieurs dont elle ne peut ni juger le mérite, ni soutenir l’éclat. Dans la dernière chambre en montant, sous un toit abaissé que l’on peut toucher de la main, nous imbéciles croyants de liberté, François de Lamennais et François de Chateaubriand, nous causons de choses sérieuses. Il a beau se débattre, ses idées ont été jetées dans le moule religieux ; la forme est restée chrétienne, alors que le fond s’éloigne le plus du dogme : sa parole a retenu le bruit du ciel.

Fidèle professant l’hérésie, l’auteur de l’Essai sur l’indifférence parle ma langue avec des idées qui ne sont plus mes idées. Si, après avoir embrassé l’enseignement évangélique populaire, il fût resté attaché au sacerdoce, il aurait conservé l’autorité qu’ont détruite des variations. Les curés, les membres nou-

  1. Lamennais fut enfermé à Sainte-Pélagie de janvier à décembre 1841. C’est là qu’il composa une Voix de prison, — un admirable petit volume qui renferme, à côté des colères furieuses du pamphlétaire, des pages d’une poésie exquise.