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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Dans ses conversations, comme dans ses lettres, Victor de Laprade aimait à faire revivre devant moi ces jours évanouis, ces figures éteintes. Il me redisait la ponctuelle régularité de M. de Chateaubriand. Le grand écrivain arrivait tous les jours chez Mme Récamier à deux heures et demie ; ils prenaient le thé ensemble, et passaient une heure à causer en tête à tête. À ce moment, la porte s’ouvrait aux visites ; le bon Ballanche venait le premier ; puis un flot plus ou moins nombreux, plus ou moins varié, plus ou moins animé d’allants, de venants, au milieu desquels se retrouvait le groupe des personnes accoutumées à se voir chaque jour, et, comme le disait Ballanche, à graviter vers le centre de l’Abbaye-au-Bois[1].

Tandis que l’auteur d’Antigone et d’Orphée, animé, souriant, jetait souvent la note gaie au milieu des conversations les plus graves et essayait même, parfois, d’aiguiser le calembour, l’auteur de René assistait d’ordinaire aux visites jusqu’à six heures, mais dans un silence presque absolu. Assis à l’un des angles de la cheminée, en face de Mme Récamier, il se tenait appuyé sur sa canne, écoutant tout avec intérêt, répondant quelquefois par une question ironique et découragée.

Parce qu’il a parlé, en maint endroit de ses Mémoires, de la force du courant démocratique, on s’est cru autorisé à faire de lui un transfuge du royalisme, saluant, dans le triomphe de la démocratie, la réalisation de ses suprêmes espérances. C’est tout justement le contraire de la vérité. Que la France allât à la démocratie, il le voyait, il le criait bien haut ; mais, loin de se réjouir de cette révolution nouvelle, de la considérer comme un progrès pour l’humanité, un bonheur pour la France, il voyait dans la démocratie le pire des gouvernements, omnium deterrimum, suivant la forte expression de Bellarmin. Un jour, à l’Abbaye-

  1. Mme Lenormant, Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Mme Récamier, t. II, p. 543.