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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Champ de Mars, en voulant descendre de voiture, le pied lui manqua, et il se cassa la clavicule. Cet accident marqua pour lui un nouveau degré de décadence physique ; à partir de cette époque, il ne marcha plus. Lorsqu’il venait à l’Abbaye-au-Bois, son valet de chambre et celui de Mme Récamier le portaient de sa voiture jusqu’au seuil du salon ; on le plaçait alors sur un fauteuil que l’on roulait jusqu’à l’angle de la cheminée. Ceci se passait en présence de la seule Mme Récamier, et les visiteurs qu’on admettait après le thé trouvaient M. de Chateaubriand tout établi ; mais, pour le départ, il fallait qu’il s’opérât devant les étrangers présents. Vainement ils semblaient ne s’apercevoir de rien ; ce n’en était pas moins pour le vieillard une cruelle souffrance de laisser voir ses infirmités[1].

L’heure était proche maintenant où la mort allait fermer ce salon de l’Abbaye-au-Bois, sur lequel descendaient déjà les ombres du soir :

Majores-que cadunt celsis de montibus umbræ.

C’est Mme de Chateaubriand qui fut atteinte la première. Elle s’endormit doucement dans le Seigneur le 9 février 1847 ; Ballanche suivit : le 12 juin 1847, il s’éteignit avec le calme d’un sage et la résignation d’un saint, doux envers la mort comme il l’avait été envers la vie. Mme Récamier, qui n’avait pas quitté son chevet d’agonie, acheva, par les larmes qu’elle y versa, de compromettre sa vue de plus en plus affaiblie. Elle était menacée d’une cécité complète ; c’est à ce moment que Chateaubriand lui offrit de consacrer son amitié en partageant son nom. Elle refusa cet honneur, par suite des plus nobles et des plus délicats scrupules.

Il devait la précéder dans la tombe[2]. Au mois de juin 1848, à l’heure même où le canon de la guerre civile ton-

  1. Souvenirs et Correspondance de Mme Récamier, t. II, p. 554.
  2. Mme Récamier mourut le 11 mai 1849.