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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

pêche de manger ce qui l’incommoderait, lui fait mettre ou ôter une redingote selon le degré de froid ou de chaud, l’accompagne à la promenade et le ramène. Je n’eus garde de parler d’autre chose. Des journées de Juillet, de la chute d’un empire, de l’avenir de la monarchie, mot. « Voilà onze heures, me dit-il : vous allez voir les enfants ; nous nous retrouverons à dîner. »

Conduit à l’appartement du gouverneur, les portes s’ouvrent : je vois le baron de Damas avec son élève ; madame de Gontaut avec Mademoiselle, M. Barrande[1], M. la Villate[2] et quelques autres dévoués serviteurs ;

  1. M. Barrande était le principal professeur du duc de Bordeaux. Sans avoir le titre de précepteur, il réunissait dans ses mains toutes les branches de l’enseignement ; ce qui lui permit d’imprimer aux études du prince une impulsion précieuse. M. Barrande avait alors de trente à trente-cinq ans ; c’était un homme de la génération nouvelle, élève distingué de l’École polytechnique, d’un caractère ferme et sévère. Il se retira à la fin de 1833, lorsque M. le baron de Damas cessa de remplir les fonctions de gouverneur.
  2. M. de la Villate avait servi dans les grenadiers de la garde royale à l’époque de la Restauration. C’était un brave et loyal officier, ce qu’on appelle en style militaire un grognard. Le duc de Bordeaux lui montra de bonne heure une vive affection. Si M. de la Villate n’eut point de part à son éducation proprement dite, puisqu’il ne lui enseigna aucune branche des connaissances humaines, il exerça une action réelle sur son caractère, en lui faisant aimer la vérité dite hautement et quelquefois rudement, sans apprêt et sans art. Le jeune prince l’aimait pour sa fidélité, pour sa franchise militaire, — et aussi pour ses cheveux blancs. Ce n’était point l’âge qui avait ainsi blanchi sa tête. Il avait dix-huit ans, lorsque son père, en 1794, fut jeté en prison. Résolu à mettre tout en œuvre pour le sauver, il réussit à pénétrer près de lui. Après une longue lutte, vaincu par ses larmes et ses instances, le prisonnier consentit à revêtir les vêtements de son fils et à le laisser prendre sa place. Il ne se pouvait pas, croyait-il, que le tribunal révolutionnaire fit monter à l’écha-