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VIE DE RANCÉ

l’éternité des nuits heureuses : autre mécompte ; demain il n’aurait plus aimé.

Les hommes qui ont vieilli dans le désordre pensent que quand l’heure sera venue ils pourront facilement renvoyer de jeunes grâces à leur destinée, comme on renvoie des esclaves. C’est une erreur. On ne se dégage pas à volonté des songes ; on se débat douloureusement contre un chaos où le ciel et l’enfer, la haine et l’amour se mêlent dans une confusion effroyable. Vieux voyageur alors, assis sur la borne du chemin, Rancé eût compté les étoiles en ne se fiant à aucune, attendant l’aurore, qui ne lui eut apporté que l’ennui du cœur et la difformité des jours. Aujourd’hui il n’y a plus rien de possible, car les chimères d’une existence active sont aussi démontrées que les chimères d’une existence désoccupée. Si le ciel eût mis au bras de Rancé les fantômes de sa jeunesse, il se fût tôt fatigué de marcher avec des Larves. Pour un homme comme lui il n’y avait que le froc ; le froc reçoit les confidences et les garde ; l’orgueil des années défend ensuite de trahir le secret, et la tombe le continue. Pour peu qu’on ait vécu, on a vu passer bien des morts emportant leurs illusions. Heureux celui dont la vie est tombée en fleurs :