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LIVRE DEUXIÈME

eût fallu accuser toute la terre ; mais on s’en prenait à la vie entière d’un homme pour se soulager de ce qu’il taisait. Il faut le dire néanmoins, le silence de Rancé est effrayant, et il jette un doute dans les esprits. Un silence si long, si profond, si entier, est devant vous comme une barrière insurmontable. Quoi ! un homme n’a pu se démentir un seul instant ! Quoi ! le silence pourrait passer pour une vérité ! Cet empire d’un esprit sur lui-même fait peur : Rancé ne dira rien, il emportera toute sa vie dans son tombeau.

Ainsi ni ceux qui rejettent l’anecdote de Larroque, ni ceux qui l’accueillent, n’apportent aucune preuve de leur négation ou de leur affirmation. Les incrédules n’ont pour eux que l’invraisemblance du cercueil trop court : il était si facile en effet de l’allonger pour donner l’espace nécessaire à cette belle tête qui s’était si souvent inclinée sur le sein de la vie ! Mais supposez avec Saint-Simon, comme il l’insinue, que la décollation ne fut que l’œuvre d’une étude anatomique, tout s’expliquera.

Tous les poètes ont adopté la version de Larroque, tous les religieux l’ont repoussée ; ils ont eu raison, puisqu’elle blessait la susceptibilité de leurs vertus, puisqu’ils ne pouvaient pas détruire