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CHARLES GUÉRIN.

s’imaginent qu’on les empoisonne, et obligent le coronaire à tenir un post mortem sur chaque personne qui meurt. J’aurais juré moi-même aujourd’hui que mes patiens avaient pris du poison, tout médecin que je suis. L’état de l’atmosphère contribue beaucoup à alimenter la rage du fléau. Cela va changer, j’espère. Nous aurons un orage bien vite. J’ai toujours remarqué qu’après le beau temps, il fesait mauvais.

— Et n’avez-vous pas aussi remarqué quelque chose après le mauvais temps, demanda le jeune homme d’un air narquois, en secouant la cendre de son cigare ?

Sans un brutal éclat de rire de son gros confrère, le docteur n’aurait point senti le trait qui lui était lancé, tant il était distrait et préoccupé.

— Vraiment, reprit-il, après un moment de réflexion, il faut bien aimer les plaisanteries pour s’en permettre dans un temps comme celui-ci. Il est vrai que notre parisien a rapporté de son voyage tout un arsenal de pointes et de bons mots. Il est fâcheux seulement, confrère, que les remèdes que vous nous avez apportés ne soient pas d’aussi bon aloi. Car, enfin, votre traitement du choléra ne fait point fortune, vos moxas, vos sinapismes, vos frictions de toute espèce, vos bains d’eau chaude, et surtout vos passes magnétiques n’ont pas encore opéré de merveilles.

— C’est vraiment une cruauté de faire souffrir ainsi ces pauvres diables, observa le second médecin, comme pour réparer ce qu’il y avait eu d’irrévérencieux dans son éclat de rire.

— Je commence à le croire, fit le jeune homme, en se mordant les lèvres : et m’est avis après tout que le traitement anglais que vous avez adopté est bien préférable. Une forte dose de laudanum épargne bien des douleurs. Je vous conseillerais cependant une légère modification. Comme la nature pourrait bien s’aviser de ramener à la vie quelques-uns de vos patiens, il faudrait ne pas les laisser enterrer si promptement.