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CHARLES GUÉRIN.

modeste corbillard cheminait lentement et lourdement, à la suite de tous les autres convois. Un vieillard et deux jeunes gens formaient tout le cortège.

La mort de Madame Guérin avait été plus prompte encore que toutes les autres morts causées par le fléau. Les médecins n’avaient trouvé d’abord que de très faibles symptômes ; mais une prostration si grande s’en était suivie qu’ils durent abandonner bientôt tout espoir. Le chagrin et l’inquiétude avaient miné d’avance l’âme de cette pauvre femme et l’avaient peu-à-peu détachée de son enveloppe terrestre. Elle s’était consumée intérieurement, comme ces corps que l’on trouve sous les laves du Vésuve, et que l’attouchement le plus léger fait tomber en poussière. L’ange de la mort n’avait eu qu’à la frapper en passant, du bout de son aile pour accomplir son œuvre de destruction.

Par un sublime et dernier caprice de l’amour maternel, elle avait fait placer son lit de douleur vis-à-vis d’une fenêtre d’où elle pouvait apercevoir le port.. il lui semblait que si, par miracle, son fils absent, son fils ingrat, revenait vers elle dans ce moment, son âme pourrait s’élancer vers lui, et qu’ainsi elle le reverrait vivante ou morte. Plusieurs vaisseaux doublaient la Pointe Lévi : leurs voiles blanches tranchaient sur l’eau bleue du fleuve au-dessus des vertes campagnes, et se confondaient quelquefois sur l’horizon avec les blanches maisons de la côte. Madame Guérin les regardait venir l’un après l’autre avec un sourire mélancolique et intelligent qui comprimait à peine la pensée qu’elle n’ôsait exprimer.

Lorsque l’huile sainte qui fortifie les mourants, eut coulé sur ses membres torturés par la douleur, lorsque le prêtre qui seul parle à l’âme, lui eut donné cette céleste injonction qui termine les rites de l’église : « âme chrétienne, allez en paix ! » elle prit entre ses mains les mains de ses deux enfans, les bénit et les embrassa ; puis un éclair de joie passa sur sa