Non, mais d'un si beau droit l'abus est trop facile. [1185]
L'esprit est généreux et le coeur est fragile.
Qu'un juge incorruptible est un homme étonnant !
Du guerrier le mérite est sans doute éminent ;
Mais presque tout consiste au mépris de la vie,
Et de servir son roi la glorieuse envie, [1190]
L'espérance, l'exemple, un je ne sais quel prix,
L'horreur du mépris même inspire ce mépris.
Mais avoir à braver le sourire ou les larmes
D'une solliciteuse aimable et sous les armes !
Tout sensible, tout homme enfin que vous soyez, [1195]
Sans oser être ému, la voir presque à vos pieds !
Jusqu'à la cruauté pousser le stoïcisme !
Je ne me sens point fait pour un tel héroïsme.
De tous nos magistrats la vertu nous confond,
Et je ne conçois pas comment ces messieurs font. [1200]
La mienne donc se borne au mépris des richesses ;
À chanter des héros de toutes les espèces ;
À sauver, s'il se peut, par mes travaux constants,
Et leurs noms et le mien des injures du temps.
Infortuné ! Je touche à mon cinquième lustre [1205]
Sans avoir publié rien qui me rende illustre !
On m'ignore, et je rampe encore à l'âge heureux
Où Corneille et Racine étaient déjà fameux !
Quelle étrange manie ! Et dis-moi, misérable !
À de si grands esprits te crois-tu comparable ? [1210]
Et ne sais-tu pas bien qu'au métier que tu fais
Il faut ou les atteindre ou ramper à jamais ?
Eh bien ! Voyons le rang que le destin m'apprête ;
Il ne couronne point ceux que la crainte arrête.
Ces maîtres même avaient les leurs en débutant, [1215]
Et tout le monde alors put leur en dire autant.
Mais les beautés de l'art ne sont pas infinies.
Tu m'avoueras du moins que ces rares génies,
Outre le don qui fut leur principal appui,
Moissonnaient à leur aise où l'on glane aujourd'hui. [1220]