Page:Chesterton - Le Retour de Don Quichotte.djvu/34

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La dame au bonnet cornu éclata de nouveau :

— Mais Dieu me bénisse ! la comédie dure à peine deux heures !

— C’est bien assez pour commettre des bévues. Reconstituer le passé pendant deux bonnes heures demande plus de travail que vous ne pensez. Si seulement c’était ma période…

— Mais voyons, puisqu’il nous faut un savant, qui pourra faire mieux que vous ? triompha Rosamund sans beaucoup de logique.

Herne la regarda d’un air triste et pénétré, puis il détourna les yeux vers l’horizon et soupira :

— Vous ne comprenez pas, dit-il à voix basse ; la période d’un homme est sa vie en quelque sorte. Il faut avoir vécu parmi les tableaux et les sculptures du Moyen-Âge avant de pouvoir seulement traverser une pièce comme le ferait un homme du XIIe siècle. Je le sais par mon expérience : on me dit que les vieilles statues des prêtres et des dieux Hittites sont raides ; moi, il me semble que je comprends par ces attitudes raides comment ils dansaient. Je crois quelquefois entendre leur musique…

Pour la première fois, il y eut un arrêt et un silence dans ce cliquetis de propos interrompus. Les yeux du savant bibliothécaire s’égaraient à l’infini. Puis il continua dans une sorte de monologue :

— Si j’essayais de représenter une époque sur laquelle je n’aie pas fixé mon esprit, je serais pris au dépourvu, j’embrouillerais les choses. Si j’avais à jouer de cette guitare dont vous parlez, je ne le ferais pas comme il convient. J’en jouerais comme si c’était le shenaum, ou tout au moins le hinopis à demi hellénique. N’importe qui verrait que mon mouvement n’est pas un mouvement de la fin du XIIe siècle. N’importe qui dirait aussitôt : voilà un geste hittite !