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brité par mon zèle et ma piété. Ces enfants de la nature, à la conversion de qui j’ai travaillé m’appellent le père Louis, et je suis heureux de cette appellation.

— Eh bien, père Louis, que pensez-vous des affaires temporelles ? avez-vous quelque goût pour la bonne chère ? En d’autres termes, en vous efforçant de sauver les âmes des autres, négligez-vous le soin de votre corps ?

— Pas tout à fait, je le confesse, répliqua le missionnaire en levant les épaules. J’ai toujours cru qu’il était de mon devoir d’avoir quelque égard pour l’accumulation de la substance mondaine. J’ai fait, fructueusement, avec les agents des compagnies de la baie d’Hudson et du Nord-ouest, la traite des pelleteries. Il m’a paru convenable d’agir ainsi.

Et le père Louis jeta à Mark Morrow un regard d’intelligence.

— Bon missionnaire, tu es un honnête compère, je le jurerais, dit Mark en riant. Tu es l’homme que tu parais être, un partisan des jouissances matérielles ; il sera possible de faire un arrangement à notre satisfaction mutuelle.

Ce disant, Mark étudiait la physionomie du père Louis. Son opinion flottait indécise. Tantôt il avait foi en lui ; tantôt il doutait et tantôt ne savait que penser.

— Mon fils, repartit le missionnaire, il n’est pas un homme sage celui qui ne songe pas à lui.

— C’est un Daniel ! s’écria Mark d’un ton sarcastique.

— Salomon lui-même, l’homme le plus sage de la terre, ne dédaignait pas de pourvoir amplement à son confort. Il buvait dans des vaisseaux d’or et d’argent, et, s’il faut s’en rapporter à l’histoire, il se faisait servir par les plus belles dames que l’on pût trouver dans son royaume. Ah ! soupira le missionnaire, je crains beaucoup que ce sage monarque n’ait été trop adonné aux choses terrestres !

Le front de Mark s’éclaircit ; le nuage de soupçon qui l’avait obscurci venait de s’évanouir.

— Père, dit-il, la nature t’a donné des proportions de Titan ; tu possèdes beaucoup de sang, d’os et de muscles, et tu as sans doute beaucoup souffert de la mauvaise nourriture. Je gagerais vingt-cinq louis maintenant que tu appartiens à l’école des viveurs, que tu te soucies plus d’un bol de punch flamboyant que de la perte d’une âme, et que tu préfères les dollars aux pénitences.